1Ce chapitre se propose dâĂ©clairer le rĂŽle de lâart et des artistes dans les sociĂ©tĂ©s française, espagnole et anglaise du xviie siĂšcle. Le xviie siĂšcle voit dans les pays considĂ©rĂ©s lâaffirmation de lâĂ©crivain et de lâartiste qui doivent leur place sociale nouvelle aux fonctions que leurs Ćuvres remplissent, au service des pouvoirs spirituels et temporels. Lettres et arts partagent au xviie siĂšcle un mĂȘme souci de la rhĂ©torique, câest-Ă -dire du maniement des moyens de faire voir et comprendre Ă autrui, pour la plus grande gloire du souverain, de la religion, ou la dĂ©lectation dâun collectionneur. Lâexistence de modĂšles et de rĂšgles, la plupart issus de lâAntiquitĂ© et sans cesse retravaillĂ©s, Ă©loigne Ă©galement lâartiste du xviie siĂšcle de notre idĂ©al romantique du crĂ©ateur original, voire incompris. 2Aussi convient-il dans un premier temps de tracer un portrait dâensemble de la condition des artistes qui restitue leur place particuliĂšre dans la sociĂ©tĂ©. Il sâagit dâun monde hiĂ©rarchisĂ©, notamment en France au sein des structures acadĂ©miques, bien que ces derniĂšres nâexercent jamais quâun contrĂŽle imparfait sur lâactivitĂ© artistique. Dans un deuxiĂšme temps, on sâattachera Ă comprendre comment le dĂ©veloppement des collections et du marchĂ© de lâart modifie les anciens liens de dĂ©pendance par rapport Ă la commande publique et privĂ©e. On assiste au xviie siĂšcle Ă une transformation de la valeur du produit artistique, parallĂšle Ă lâĂ©mergence de lâindividu social artiste ». Une troisiĂšme partie se propose, Ă la lumiĂšre des conditions de production de lâĆuvre esquissĂ©e jusquâici, de sâinterroger sur la reprĂ©sentation de la sociĂ©tĂ© dans les arts. Quelques exemples permettront de rappeler lâintĂ©rĂȘt mais aussi les problĂšmes posĂ©s par les documents littĂ©raires et artistiques en histoire sociale. IdentitĂ© de lâart et des artistes Ămergence des notions dâart et de littĂ©rature. Promotion sociale de lâartiste 3On voit indĂ©niablement se prĂ©ciser les statuts de lâartiste et de lâĂ©crivain au xviie siĂšcle, avec une chronologie et des incidences diffĂ©rentes dâun pays Ă lâautre. Ce mouvement prend naissance dans la Renaissance italienne, deux siĂšcles plus tĂŽt, Ă travers une institution bientĂŽt officialisĂ©e et protĂ©gĂ©e par les princes, lâacadĂ©mie. La premiĂšre rĂ©union dâhumanistes voulant faire revivre les rĂ©unions de Platon et de ses disciples dans les jardins dâAkadĂ©mos est celle initiĂ©e par Marsile Ficin et Pic de la Mirandole Ă Florence sous le rĂšgne de Laurent le Magnifique. Le mouvement acadĂ©mique va prendre une grande ampleur en Italie au xvie siĂšcle on y compte pas moins de 500 acadĂ©mies vers 1530. Elles se spĂ©cialisent et acquiĂšrent un statut officiel avec devises, rĂ©unions rĂ©guliĂšres, voire enseignement. Dâabord nettement philosophiques et littĂ©raires, en opposition Ă lâenseignement universitaire, des acadĂ©mies de peinture et de sculpture voient le jour, en opposition aux contraintes des corporations, avec le soutien des princes. CĂŽme de MĂ©dicis prĂ©side lâAcademia fiorentina créée en 1540 et lâAccademia del disegno créée en 1563. Par un dĂ©cret de 1571, il libĂšre les artistes de son AcadĂ©mie des obligations corporatives. De la mĂȘme maniĂšre, Ă Rome, la crĂ©ation de lâAcadĂ©mie de Saint-Luc, protĂ©gĂ©e par le cardinal BorromĂ©e, est le signe et le moyen dâune promotion des peintres, puisque, par une abondante production thĂ©orique, elle sâefforce de creuser la distance entre le travail manuel de lâartisan et le travail conceptuel de lâartiste la peinture est dâabord cosa mentale » une production de lâesprit. Comme le poĂšte, lâarchitecte, le peintre ou le sculpteur affirment que leur art est libĂ©ral » et non mĂ©canique ». Voir le plaidoyer prononcĂ© en 1667 par Nicolas Lamoignon pour le recteur de lâAcadĂ©mie, GĂ©rard Von Opstal qui rĂ©clamait le paiement dâouvrages pour lesquels, selon le rĂšglement des mĂ©tiers, il y avait prescription Nâa-t-on pas sujet Ă dire que les peintres sont inspirĂ©s par quelque divinitĂ© aussi bien que les poĂštes ? Et que pour donner la vie Ă des choses inanimĂ©es, il faut ĂȘtre en quelque sorte au-dessus de lâhomme ? » La promotion des uns induit une dĂ©valorisation des mĂ©tiers demeurĂ©s au sein des corporations et des querelles infinies entre anciennes et nouvelles institutions. Les acadĂ©mies, qui contrĂŽlent les artistes, leur assurent en Ă©change libertĂ© et supĂ©rioritĂ© par rapport aux autres artisans. Christian Jouhaud a montrĂ© que les auteurs trouvent paradoxalement une autonomie croissante Ă lâintĂ©rieur dâune dĂ©pendance de plus en plus forte par rapport au pouvoir 1 Dotoli G., LittĂ©rature populaire et groupe dominant. Ăvasion et contre-Ă©vasion chez Adam Billaut ... 2 La Roque de la LontiĂšre G. A., TraitĂ© de la noblesse, Paris, E. Michalet, 1678, p. 413, citĂ© ibide ... 4Les artistes en viennent donc Ă occuper ou Ă ambitionner une place sociale particuliĂšre en raison du lien quâils entretiennent avec le pouvoir, mĂȘme si, comme nous le verrons, tous nâappartiennent pas Ă une structure officielle de type acadĂ©mique et mĂȘme si les artistes de cour constituent une minoritĂ© enviĂ©e. Hommes de lettres et praticiens des arts libĂ©raux sont animĂ©s, certes Ă des degrĂ©s divers, dâune volontĂ© de distinction sociale. Si la pratique dâun art anoblit, elle pose le problĂšme de la distribution sociale des talents. Un homme du peuple peut-il ĂȘtre poĂšte ? Une origine ignoble ne sâoppose-t-elle pas Ă la pratique dâun art ? La carriĂšre dâAdam Billaut, poĂšte menuisier, analysĂ©e par Giovanni Dotoli permet au moins de poser la question. Une des plus rares choses du siĂšcle », selon lâabbĂ© de Marolles qui lâa dĂ©couvert, ce fils de paysans pauvres, menuisier Ă Nevers, a formĂ© sa muse au catĂ©chisme paroissial, Ă la lecture des livres de colporteurs et des almanachs populaires. En 1636 il rencontre Ă Nevers lâabbĂ© de Marolles, ancien prĂ©cepteur et bibliothĂ©caire de la duchesse Marie de Gonzague. Cette rencontre est dĂ©cisive en 1638 il est Ă Paris, il obtient une pension de Richelieu et du chancelier SĂ©guier, qui ne sera cependant jamais versĂ©e. Il se met Ă lâĂ©cole des libertins et connaĂźt un succĂšs Ă©phĂ©mĂšre dans la capitale. DĂšs son deuxiĂšme sĂ©jour Ă Paris 1640, il est en butte aux sarcasmes de ses collĂšgues. ScudĂ©ry, dans lâApprobation du Parnasse qui prĂ©cĂšde son premier recueil, les Chevilles 1644, sâinterroge ainsi Quel Dieu tâa rendu son oracle ?/[âŠ] Dois-tu passer dans lâunivers/Pour un monstre ou pour un miracle/O prodige entre les esprits/Qui sait tout et nâa rien appris1. » Bien vite, on va trancher pour le monstre plutĂŽt que pour le prodige. Au moment de la naissance de lâartiste par la valorisation de lâĂ©tude et du savoir, on rĂ©pugne Ă admettre dans la sociĂ©tĂ© des poĂštes un artisan, que la pratique et lâappĂ©tit du gain nĂ©cessaire Ă sa subsistance rend comme esclave, et ne lui inspirent que des sentiments de bassesse et de subjection incompatible avec ceux dâun gentilhomme2 ». Lâapprobation du Parnasse nâa guĂšre durĂ© ; lâĂ©chec de Billaut tĂ©moigne du souci de distinction sociale des littĂ©rateurs parisiens et de leurs protecteurs. Le poĂšte menuisier menace les efforts de promotion des arts, insĂ©parables dâune dĂ©valorisation des mĂ©tiers. G. Dotoli estime que lâĆuvre de Billaut confirme que lâopposition entre culture populaire et culture savante est absolument insoutenable ». Au contraire, on pourrait utiliser lâĂ©chec du poĂšte menuisier pour montrer une sĂ©paration croissante dans la France du xviie siĂšcle entre culture populaire et culture des Ă©lites, culture de rĂ©fĂ©rence Ă partir de la formation humaniste, [âŠ] culture Ă©loignĂ©e de tout ce qui est concret, du monde des mĂ©tiers, de tout ce qui est dĂ©sormais jugĂ© vulgaire, sale ou ridicule » Rioux et Sirinelli. 5On voit ainsi se dessiner une conscience sociale, mĂȘme si les artistes entretiennent des liens familiaux forts avec le monde des mĂ©tiers urbains. Le pĂšre de Puget est maçon, celui de Girardon fondeur ; Shakespeare est le fils dâun boucher de Stratford-sur-Avon. On trouve, dans les alliances familiales de Charles Le Brun, beaucoup de peintres et de sculpteurs, mais aussi des Ă©crivains, des tapissiers, des charpentiers et des fondeurs. Le peintre et architecte Inigo Jones, qui domine lâart anglais dans la premiĂšre moitiĂ© du xviie siĂšcle, est fils de tailleur et reçoit une formation de peintre, costumier et dĂ©corateur de théùtre. La solidaritĂ© est renforcĂ©e par des mariages, qui permettent les collaborations entre beaux-pĂšres et gendres et entre beaux-frĂšres ; les fratries sont nombreuses Vouet, Boullogne, AnguierâŠ. Une relative mobilitĂ© permet en France Ă des fils dâartistes dâembrasser la carriĂšre juridique et des artistes peuvent descendre de petits officiers les Le Nain. Une volontĂ© de distinction sâobserve dans les gĂ©nĂ©alogies romancĂ©es que se forgent des familles dâartistes Ă succĂšs, comme les Mansart, qui prĂ©tendent descendre dâun mythique chevalier romain, chargĂ© par Hugues Capet dâĂ©difier des monastĂšres. Il se lit aussi dans la rĂ©alisation dâautoportraits, individuels ou familiaux, dans lesquels les artistes se reprĂ©sentent en costumes soignĂ©s, avec des attributs du savoir livres, de la sociabilitĂ© Ă©lĂ©gante ou des arts libĂ©raux musique, mathĂ©matique. 6Il faut souligner que la promotion des artistes reste un phĂ©nomĂšne trĂšs limitĂ© en Espagne, oĂč leur position sociale est peu enviable malgrĂ© la rĂ©flexion sur la noblesse des arts et les procĂ©dures engagĂ©es par exemple pour faire reconnaĂźtre Ă la peinture le statut dâart libĂ©ral, procĂ©dures encouragĂ©es par des hommes de lettres comme Calderon J. Gallego. La plupart des peintres vivent dans une grande pauvretĂ© et une part importante de leurs revenus provient de la dorure et de la mise en couleur des sculptures religieuses, le plus souvent polychromes. Ils ne sâĂ©mancipent que difficilement. De cette situation tĂ©moigne par exemple Le Vendeur de tableaux de JosĂ© Antolinez v. 1670, Munich, Alte Pinakothek oĂč lâon voit un homme en guenille, le marchand tratante, visiter lâatelier du peintre, oĂč rĂšgne le plus grand dĂ©nuement et lui acheter une copie dâune Vierge Ă lâEnfant de Scipion Pulzone. 7Les plus ambitieux des artistes espagnols cherchent donc Ă Madrid une meilleure reconnaissance. De mĂȘme, lâinstallation Ă Paris tĂ©moigne dâune volontĂ© dâascension vers le statut dâartiste. David Maland a calculĂ©, sur un Ă©chantillon de 200 auteurs pour chaque siĂšcle, que 70 % des littĂ©rateurs français meurent en province au xvie siĂšcle, contre 48 % seulement au xviie siĂšcle. La mobilitĂ© caractĂ©rise dans une large mesure les artistes, qui se dĂ©placent pour suivre la commande, dans les arts plastiques, ou le public, dans les arts de la scĂšne. Quelques centres, caractĂ©risĂ©s par la prĂ©sence de la cour, se renforcent Rome, Paris, et, dans une moindre mesure, Madrid. Si les artistes constituent un milieu solidaire, il nâest pas pour autant fermĂ© ; les Ă©trangers, surtout les Italiens et les Flamands, dominent la scĂšne picturale anglaise, et, pour une bonne partie du siĂšcle, espagnole. La piĂštre considĂ©ration portĂ©e aux peintres nationaux est cause, selon le peintre et historien de lâart Jusepe MartĂnez, de lâexil dĂ©finitif dâAntonio Ribera Ă Naples. Nationaux et Ă©trangers contractent ensemble des mariages. Chez les peintres, les sculpteurs et les architectes, le voyage, en particulier le voyage dâItalie, est un Ă©lĂ©ment essentiel de formation. En Angleterre, la rupture dĂ©cisive avec lâart de la fin du Moyen Ăge est le rĂ©sultat du voyage dâInigo Jones en Italie, en 1615, oĂč il accompagnait le comte dâArundel. Cinquante ans plus tard, Christopher Wren visite les Provinces Unies, les Pays-Bas et la France. En France, on date traditionnellement du retour de Rome de Simon Vouet, en 1627, la naissance de lâĂ©cole française. Les peintres espagnols voyagent peu en Italie, en revanche, les Français se retrouvent en nombre Ă Rome, oĂč ils font quelquefois carriĂšre pendant plusieurs annĂ©es, voire sây installent dĂ©finitivement Nicolas Poussin, Claude Lorrain. Vers 1600-1620, le mode de vie des peintres qui se retrouvent autour de la Piazza del Popolo, Ă Rome, prĂ©figure dĂ©jĂ celui des sociĂ©tĂ©s dâartistes telles quâon les connaĂźtra jusquâau Montparnasse des annĂ©es 1920, avec son recrutement international, ses lieux dâĂ©changes les ateliers, les tavernes, sa libertĂ© de recherche artistique et de mĆurs. De la mĂȘme maniĂšre on voit se dĂ©velopper la sociabilitĂ© littĂ©raire autour des cabarets, certains investis par un groupe particulier, comme les libertins qui, Ă Paris, se retrouvent Ă la Pomme du Pin, Au Cormier ou encore Ă la Fosseaux-Lions. Organisation des artistes et diffĂ©rences des carriĂšres 8Le xviie siĂšcle est un moment de thĂ©orisation et de hiĂ©rarchisation des arts et des artistes. La notion fondamentale est celle de genre. Le genre est en art et en littĂ©rature une sĂ©rie homogĂšne dâĆuvres rĂ©pondant Ă des attentes dĂ©terminĂ©es et tendant Ă se fixer par la reproduction de modĂšles Ă©prouvĂ©s. BĂ©rĂ©nice de Racine ou la Princesse de ClĂšves de Mme de Lafayette ont Ă©tĂ© critiquĂ©s parce quâils mĂ©langeaient les genres. Une hiĂ©rarchie trĂšs forte met au premier rang, en vers, lâĂ©popĂ©e et la tragĂ©die, en prose, lâĂ©loquence. Le roman est au bas de lâĂ©chelle et ses praticiens cherchent Ă lâanoblir en lui confĂ©rant des rĂšgles. En peinture, se met en place progressivement une dĂ©finition et une hiĂ©rarchisation des genres, la peinture la plus noble et la plus prestigieuse Ă©tant la peinture dâhistoire sacrĂ©e ou profane. Ces rĂ©flexions se dĂ©veloppent au sein des acadĂ©mies. 9Le systĂšme des AcadĂ©mies en France cherche Ă mettre lâaction des artistes au service de lâĂtat. En crĂ©ant un discours cohĂ©rent sur la langue et le goĂ»t, les acadĂ©mies contribuent Ă crĂ©er une culture commune aux Ă©lites et un consensus autour du pouvoir royal, que tous les arts sont chargĂ©s de cĂ©lĂ©brer. Unissant les artistes dans des institutions contrĂŽlĂ©es par lâĂtat, les AcadĂ©mies engendrent une vĂ©ritable rĂ©volution dans la centralisation et la hiĂ©rarchisation des arts. 10LâAcadĂ©mie française reste le modĂšle de toutes les acadĂ©mies. Créée en 1634 par un groupe de lettrĂ©s, officialisĂ©e par Richelieu, son rĂŽle est dâinstitutionnaliser la langue commune de la nation. Il sâagit de mettre en place un lissage de la langue, de donner un langage commun. Chaque discours sâachĂšve par lâapologie du monarque. Ă lâimage de lâAcadĂ©mie française, lâAcadĂ©mie royale de peinture et sculpture est créée en 1648. Le principe de sa fondation en est un peu diffĂ©rent, Charles Le Brun et dâautres artistes conçoivent une AcadĂ©mie placĂ©e sous la protection du chancelier SĂ©guier pour que les peintres puissent sâaffranchir de la tutelle de la maĂźtrise qui succĂšde aux corporations mĂ©diĂ©vales. Elle fonde son enseignement sur le dessin et le modĂšle vivant, Ă lâimage de lâacadĂ©mie que les Carrache avaient fondĂ©, Ă la fin du xvie siĂšcle, Ă Bologne. Lâinstitution rompt avec les pratiques corporatistes, par lâutilisation du dessin et lâapproche directe de la nature, et donne un statut libĂ©ral Ă la peinture qui nâest pas seulement affaire dâimitation. En 1663, Louis XIV restructure lâinstitution en la hiĂ©rarchisant. Son rĂŽle doctrinal est affirmĂ©. Il nomme Le Brun chancelier permanent. En 1668, lâartiste cumule les fonctions de chancelier et de recteur, enfin, en 1683, il est nommĂ© directeur. On assiste Ă la mise en place dâexpositions prĂ©vues normalement tous les deux ans et accompagnĂ© dâun livret, ancĂȘtre des catalogues. Mais il nây en aura que dix sous Louis XIV. 11Un rĂŽle de coordinateur » est assurĂ© par la Petite AcadĂ©mie fondĂ©e en 1663. Elle comprend cinq membres reprĂ©sentant des cinq arts. Elle administre lâensemble de la production intellectuelle et tient lieu de direction gĂ©nĂ©rale de la vie culturelle. Elle est dirigĂ©e par un conseil restreint dĂšs sa crĂ©ation les hommes de lettres Bourzeis, Cassagne, Chapelain et Perrault. Câest lâĆil du pouvoir sur la production intellectuelle française. Ce rĂŽle de coordination limite la libertĂ© et lâoriginalitĂ© dans la crĂ©ation. La petite AcadĂ©mie contrĂŽle tout, elle chapeaute lâensemble des institutions. La souplesse de sa structure sâoppose Ă la rigiditĂ© hiĂ©rarchique des autres AcadĂ©mies. Celles-ci, dâailleurs, ne sont pas seulement des AcadĂ©mies artistiques Ă lâimage de lâAcadĂ©mie dâescrime. La petite AcadĂ©mie nâa pas de rĂšglement avant juillet 1701, aprĂšs cette date, elle devient officiellement lâAcadĂ©mie des inscriptions et des mĂ©dailles. 12Ă partir de 1661, on assiste Ă une institutionnalisation de tous les arts sous Louis XIV les maĂźtres Ă danser, puis les musiciens et les danseurs se fĂ©dĂšrent en AcadĂ©mies, toujours dans le but de lutter contre la maĂźtrise, accusĂ©e de dĂ©cadence des arts. En 1666 est fondĂ©e lâAcadĂ©mie de France Ă Rome qui accueille les meilleurs jeunes artistes français afin de complĂ©ter leur formation. La mĂȘme annĂ©e voit la crĂ©ation de lâacadĂ©mie des sciences. En 1669, câest la fondation de lâAcadĂ©mie royale de musique puis, en 1671, celle dâarchitecture qui scelle la sĂ©paration entre les architectes et les maçons. Il y a mĂȘme eu une tentative de crĂ©ation dâune acadĂ©mie de thĂ©ologie, mais celle-ci est rapidement dissoute en raison des inquiĂ©tudes formulĂ©es par la Sorbonne qui craint de perdre ses privilĂšges. Il en va de mĂȘme pour le théùtre. AprĂšs la mort de MoliĂšre, on ne crĂ©e pas explicitement une acadĂ©mie de théùtre, mais il y a bien un monopole de fait car un seul type de spectacle doit recevoir le label du Roi, comme pour lâopĂ©ra. La volontĂ© de diffusion des grandes Ćuvres du rĂ©pertoire aboutie, en 1680, Ă la fondation la ComĂ©die française. 13Le monopole des AcadĂ©mies sur les diffĂ©rents arts traduit le corps du Roi en peinture, en sculpture et en poĂ©sie » ApostolidĂšs. Avec ces institutions, câest lâensemble des arts qui se met au service de la gloire monarchique. Ă partir de 1660, on assiste Ă une multiplication des AcadĂ©mies en province qui vont rĂ©pandre la mode en vigueur Ă la cour. Lâexemple de celle de Lyon, fondĂ©e en 1667, va servir de modĂšle pour dâautres villes. 14LâAngleterre a Ă©tĂ© tentĂ©e par ce modĂšle, mais lâinstabilitĂ© politique qui y rĂšgne ne sây prĂȘte pas. Les artistes se rassemblent dans des clubs ou des sociĂ©tĂ©s. Une tentative dâorganisation des arts se met en place sous Charles II dans la deuxiĂšme moitiĂ© du xviie siĂšcle. Ambitionnant de rivaliser avec Louis XIV, il reprend le modĂšle français de lâAcadĂ©mie et place Ă sa tĂȘte le peintre italien Antonio Verrio v. 1636-1707. Mais, lâabsence dâune autoritĂ© centrale organisĂ©e pour contrĂŽler le travail comme câest le cas en France avec Colbert et la nature sporadique des mĂ©cĂšnes anglais ont rendu cette volontĂ© difficile, voire impossible. 15En Espagne, la crĂ©ation des acadĂ©mies de Madrid et de Valence est un Ă©chec. Leur volontĂ© de contrĂŽler lâactivitĂ© des peintres en favorisant un monopole de la production et du marchĂ© de la peinture se heurte Ă une opposition trĂšs forte des corporations. Il se dĂ©veloppe alors un dĂ©bat original sur la peinture en tant quâart libĂ©ral. Le colegio » AcadĂ©mie de Valence tend en effet Ă favoriser le nĂ©potisme en fixant le prix des examens, empĂȘchant ainsi Ă tout un groupe de la population de rĂ©aliser et de vendre leurs Ćuvres. Lâinstitution crĂ©e Ă©galement dâĂ©normes difficultĂ©s aux artistes Ă©trangers voulant sâinstaller dans la ville et interdit purement et simplement la vente de peintures Ă©trangĂšres qui Ă©taient moins chĂšres que celles fabriquĂ©es Ă Valence. Tout cela va aboutir Ă un nombre important de plaintes arguant du statut dâart libĂ©ral de la peinture. Les plaignants infĂ©rant que si la peinture est effectivement un art libĂ©ral, elle doit suivre le modĂšle des autres arts libĂ©raux. Dans une ville comme Valence, on devrait trouver des peintures de diffĂ©rentes qualitĂ©s et Ă des prix diffĂ©rents ; en fait, un accĂšs Ă la peinture pour tous. Finalement, en 1617, Philippe II se range du cĂŽtĂ© de la ville contre lâAcadĂ©mie. LâAcadĂ©mie de Madrid, créée en 1603, attend toujours la protection royale en 1619. LâĂ©chec est moins clair quâĂ Valence, mais lĂ encore, il semble que lâopposition soit venue de peintres individuels, certainement ceux qui sâopposaient Ă lâexamen pour obtenir la licence. 16En France mĂȘme, oĂč lâhĂ©gĂ©monie du pouvoir royal est quasi complĂšte, lâinstitutionnalisation des arts ne sâest pourtant pas faite sans heurts. La rĂ©action au mouvement acadĂ©mique va trouver un soutien auprĂšs dâautres corps qui, Ă ce moment, perdent aussi de leurs privilĂšges, les Parlements. Ainsi le Parlement de Paris va-t-il soutenir les corporations pour tenter dâenrayer lâeffritement de son pouvoir et ce, dĂšs la fondation de lâAcadĂ©mie française. Entre 1648 et 1663, la corporation des maĂźtres peintres, soutenue par le Parlement, et lâAcadĂ©mie de peinture, soutenue par Colbert et le pouvoir royal, se heurtent Ă des oppositions constantes. Ils se livrent une vĂ©ritable guerre dâusure qui voit finalement la dĂ©route de la maĂźtrise. Enfin, les dĂ©bats esthĂ©tiques continuent comme celui entre le dessin et la couleur qui on lieu Ă Paris, dans la deuxiĂšme moitiĂ© du siĂšcle. 17On peut dire que deux carriĂšres sâoffre Ă lâartiste, celle de la cour et celle de la ville, bien que les plus rĂ©ussies marient les deux. Diego VĂ©lasquez 1599-1660 est lâexemple de lâartiste-courtisan. Il passe plus de trente ans au service de Philippe IV dâEspagne. Le roi lâemploie comme peintre, architecte dĂ©corateur, mais aussi fournisseur dâĆuvres dâart et courtisan jusquâĂ devenir grand marĂ©chal du palais » en 1652. Plus encore que Charles Le Brun auprĂšs de Louis XIV ou quâAntonio Verrio auprĂšs des rois dâAngleterre, il est le modĂšle de lâartiste de cour. Il faut distinguer, en Espagne, deux types de peintres rattachĂ©s au palais, les peintres du Roi et le peintre de la Chambre. Si les premiers sont de nombre variable entre quatre et six, il nây a quâun seul peintre de la Chambre dont lâoccupation principale est de portraiturer le monarque et sa famille. Câest le cas de VĂ©lasquez sous le rĂšgne de Philippe IV, ce sera Juan Carreno de Miranda au temps de Charles II. 18En dehors des capitales, certains foyers sont trĂšs actifs et les artistes y vivent de commandes et de protections rĂ©gionales, publiques ou privĂ©es. Ă Toulouse se dĂ©veloppe ainsi un foyer original et trĂšs actif autour notamment de la figure de Nicolas Tournier qui, aprĂšs un voyage Ă Rome, synthĂ©tise les formes caravagesques et les formes locales. Dans la deuxiĂšme moitiĂ© du siĂšcle, lâinvention des AcadĂ©mies tend en France Ă lisser les diffĂ©rences rĂ©gionales. Lâexemple du sculpteur, peintre et architecte Pierre Puget, le Michel Ange de la France », semble relativement unique dans lâart français du deuxiĂšme xviie siĂšcle. Il rĂ©ussit Ă mener une carriĂšre en Italie et en Provence loin de la cour et de lâAcadĂ©mie. Devenu cĂ©lĂšbre, Colbert lui commandes de grands marbres Milon de Crotone, achevĂ© 1682. 19La situation dans les arts du spectacle est assez similaire. Le dramaturge du xviie siĂšcle voit sâouvrir devant lui deux voies. Celle, traditionnelle, de la protection dâun prince ou dâun grand et celle, nouvelle, dâentrepreneur de spectacles. Avec lâouverture de théùtres publics et lâorganisation de tournĂ©es, lâactivitĂ© de lâauteur se commercialise. Il vend sa piĂšce Ă une compagnie ou, sâil en est actionnaire, il obtient une participation aux bĂ©nĂ©fices. La publication des piĂšces est un autre facteur de commercialisation du mĂ©tier dâauteur, bien que le dĂ©sir dâexclusivitĂ© des troupes fasse quelquefois obstacle Ă lâimpression des piĂšces. Cependant un dramaturge qui rĂ©ussit est celui qui associe les deux carriĂšres, comme Shakespeare, auteur et acteur dâune troupe qui joue aussi bien pour la cour que la ville ou encore Lope de Vega, protĂ©gĂ© du duc dâAlbe mais dont les piĂšces sont aussi jouĂ©es dans les théùtres publics corrales. Les tensions entre artistes de la cour et de la ville peuvent ĂȘtre plus aiguĂ«s et sâexercer aux dĂ©pens de la ville. A Paris, la musique en vient Ă ĂȘtre gĂ©rĂ©e entiĂšrement par la Maison du roi, entraĂźnant une situation trĂšs prĂ©caire pour les musiciens de la ville rĂ©gis par la confrĂ©rie de saint Julien des MĂ©nestriers. Collections et marchĂ© de lâart 20Les Ćuvres dâart rĂ©pondent Ă diffĂ©rentes attentes, entre Ă©dification, glorification monarchique et dĂ©lectation. Un trait significatif du xviie siĂšcle europĂ©en est le dĂ©veloppement des collections, dans lesquelles peintures et sculptures, dĂ©tachĂ©es de toute autre fonction, notamment religieuse, acquiĂšrent rĂ©ellement le statut dâĆuvres dâart. Le dĂ©veloppement des collections 21La collection princiĂšre existe au xvie siĂšcle, mais elle prend une tout autre ampleur au siĂšcle suivant. Les souverains espagnols, en particulier, hĂ©ritent ce goĂ»t du grand collectionneur que fut Philippe II. Le Prado est le premier palais royal oĂč les peintures sont exposĂ©es en permanence, concurrençant la tapisserie pour la dĂ©coration murale. La dĂ©coration du palais de lâEscorial, dans les annĂ©es 1580, est conçue pour lâexposition de peintures de prestige. En 1700, le roi dâEspagne possĂšde 5 500 tableaux, dont la moitiĂ© acquise par Philippe IV. Les rois de France prĂ©fĂšrent le prestige du bĂątisseur Ă celui du collectionneur A. Schnapper ; cependant, Louis XIV renoue avec le collectionisme somme toute modeste de François Ier ; entre 1660 et 1693, il forme une des premiĂšres collections dâEurope pour les mĂ©dailles et les pierres gravĂ©es, les pierres prĂ©cieuses, les tableaux, les dessins et les gravures. Assez peu intĂ©ressĂ© personnellement, il laisse Ă ses ministres le soin de rassembler les trĂ©sors du cabinet du roi. Selon A. Schnapper, les collections ne sont ni nĂ©cessaires ni bien efficaces pour assurer la gloire du roi et lâĂ©tendre aux nations Ă©trangĂšres ». Charles Ier est bien dâavantage un amateur dâart. Lors de la vente de ses biens par les rĂ©publicains, ce sont prĂšs de 2 000 peintures, tapisseries, statues et dessins qui sont destinĂ©s Ă Ă©ponger les dettes du monarque dĂ©funt. Au-delĂ des princes, les grandes collections se rencontrent chez les personnages qui exercent un rĂŽle important, ou parmi ceux qui sont les plus liĂ©s Ă la reprĂ©sentation du pouvoir, les ambassadeurs. La collection sâĂ©panouit dans les lieux de pouvoir. Les ministres et les favoris â en France, Richelieu et Mazarin ; en Angleterre, avant la RĂ©volution, Arundel, Buckingham et Hamilton â sont au premier rang des collectionneurs. Sous Philippe IV, le marquis de LeganĂ©s possĂšde 1100 tableaux, le marquis de Carpio, plus de 3 000. 22Progressivement, les collections universelles, du type cabinet de curiositĂ©s, cĂšdent le pas aux collections spĂ©cialisĂ©es. Le xviie siĂšcle voit Ă la fois lâapogĂ©e et le dĂ©but du dĂ©clin de la Kunst-und Wunderkamern K. Pomian. Apparaissent des collections autonomes de tableaux. Rome a un rĂŽle capital dans le collectionisme, puisque câest lĂ avec Venise que sâapprovisionne toute lâEurope. Câest lĂ aussi oĂč se forme le goĂ»t international qui met au premier rang de la valeur la peinture vĂ©nitienne et bolonaise du xvie siĂšcle. En Espagne, en Angleterre ou en France, ce sont toujours Titien et les VĂ©nitiens Tintoret, VĂ©ronĂšse dâune part, les Carrache et leurs suiveurs Guido Reni, lâAlbane etc. dâautre part qui dominent les collections prestigieuses. 23Il faut noter que bien souvent les lettres et les arts ont des mĂ©cĂšnes communs. Souvent une belle collection sâaccompagne dâune belle bibliothĂšque. Le peintre Eustache Le Sueur et le plus cĂ©lĂšbre luthiste français de lâĂ©poque, Denis Gaultier, ont pour mĂ©cĂšne Anne de ChambrĂ©, trĂ©sorier des guerres de Louis XIII et gentilhomme du prince de CondĂ©. ChambrĂ© commande Ă ces deux artistes un manuscrit de luxe, La RhĂ©torique des dieux, recueil de piĂšces de luth de illustrĂ©. La collection suscite lâĆuvre littĂ©raire. Arts et lettres font partie dâune sociabilitĂ© dont le cĆur est lâart de la conversation. Les objets de collection sont, selon le mot de Krzysztof Pomian, des sĂ©miophores ». Au Moyen Ăge, les collections de reliques, dâobjets sacrĂ©s ou d' Ćuvres dâart » sont aux mains de lâĂglise et du pouvoir temporel. Quand une hiĂ©rarchie de richesse se met en place, lâachat de sĂ©miophores, lâachat dâĆuvres dâart, la formation de bibliothĂšques ou de collections est une des opĂ©rations qui, transformant lâutilitĂ© en signification, permettent Ă quelquâun de haut placĂ© dans la hiĂ©rarchie de la richesse dâoccuper une position correspondante dans celle du goĂ»t et du savoir » K. Pomian. Le dĂ©veloppement des collections est ainsi insĂ©parable du dĂ©veloppement dâun marchĂ©. Le dĂ©veloppement du marchĂ© de lâart le marchĂ© de la peinture 24La demande dâimages augmente au cours du siĂšcle. On constate un Ă©largissement progressif du public de la peinture, en particulier dans les pays catholiques. Lâimagerie dĂ©votionnelle nourrit le mouvement, mais Ă la marge se diffusent aussi les genres portrait, nature morte, paysageâŠ, en raison des nouveaux usages de la peinture, qui apparaĂźt de plus en plus dans les intĂ©rieurs. Plus tardivement, cet appĂ©tit dâimages est lisible aussi en Angleterre en 1705, 80 % des inventaires de lâOrphanâs Court de Londres rĂ©vĂšlent la possession de tableaux, contre 44 % seulement en 1675. Certes, cette prĂ©sence de la peinture est liĂ©e Ă la richesse mais ces inventaires montrent que les ordinary tradespeople ont autant de tableaux que les professionals et les gentryhouseholders. 25Le mĂ©tier de marchand de tableaux sâautonomise et se professionnalise peu Ă peu. Les formes les plus structurĂ©es de marchĂ© de lâart se rencontrent Ă Anvers, qui nourrit toute lâEurope de ses peintures, de tous les genres et de tous les prix. Il faut noter le fort goĂ»t pour la peinture flamande, parallĂšle au goĂ»t dominant vĂ©nĂ©to-bolonais. Anvers vend pour tous les publics et Ă tous les prix. Mais dâautres lieux prennent de lâimportance, oĂč lâon retrouve souvent les marchands du Nord. Ă Paris, la foire Saint-Germain, une des trois plus importantes de Paris, se spĂ©cialise au dĂ©but du xviie siĂšcle en marchĂ© des objets de luxe soie, bijoux, or mais aussi tableaux. Depuis la deuxiĂšme moitiĂ© du xvie siĂšcle, les marchands dâAnvers ont le monopole du marchĂ© parisien de la peinture. Ils viennent Ă Paris chaque annĂ©e pour la foire. Vers 1620-1630, ils font face aux efforts protectionnistes de la maĂźtrise des peintres de Paris, qui les obligent Ă tenir boutique de façon permanente en France, voire de demander la naturalisation, pour continuer leur commerce. Les Français rĂ©ussissent ainsi Ă endiguer lâinfluence des marchands dâAnvers. Mais une autre compĂ©tition pour le contrĂŽle du marchĂ© se dĂ©roule alors entre les artistes-marchands et les marchands merciers qui finiront par lâemporter Ă la fin du siĂšcle on connaĂźt par Watteau la boutique du cĂ©lĂšbre Gersaint. 26Diverses formes de transaction existent mais les ventes publiques aux enchĂšres prennent progressivement de lâimportance, notamment en Angleterre ; elles permettent en effet aux comportements agonistiques de se donner libre cours dans un face Ă face pendant lequel on manifeste simultanĂ©ment son goĂ»t, sa capacitĂ© de sacrifier de la richesse pour le satisfaire et ses possibilitĂ©s financiĂšres » K. Pomian. Les grandes ventes aux enchĂšres publiques deviennent ainsi des Ă©vĂ©nements mondains. Ă Londres, avant lâintroduction des ventes aux enchĂšres dâĆuvres dâart, vers 1670, Samuel Pepys achĂšte directement aux artistes ou Ă des stationers qui vendent aussi des livres. Le marchĂ© du livre est beaucoup plus organisĂ© que celui de lâart, grĂące Ă la Stationers Company. Il nây a pas de telle communautĂ© de marchands spĂ©cialisĂ©s dans lâart. Ce sont dâabord les virtuosi, les hommes de lettres londoniens, qui font la popularitĂ© des ventes aux enchĂšres, dont ils se servent comme dâune arĂšne des connaisseurs ». Elles touchent ensuite un public beaucoup plus large, les femmes aussi peuvent y assister. Les commissaires-priseurs ne peuvent pas encore se spĂ©cialiser dans les marchandises artistiques. La plupart vendent Ă la fois des livres et des Ćuvres dâart. 27Ces enchĂšres se dĂ©roulent surtout dans des coffeehouses comme Tomâs Coffeehouse ou Barbadoes Coffeehouse. Ă la mort de Charles II 1685, Londres est ainsi devenue un des marchĂ©s de lâart les plus actifs dâEurope. Au cours des ventes de Covent Garden, entre 1669 et 1692, plus de 35 000 peintures Ă lâhuile sâĂ©changent. On a retrouvĂ©, protagonistes de ces Ă©changes, le nom de 20 nobles, 20 marchands et plus de 100 commoners. J. Brotton insiste sur le rĂŽle de la vente des biens de Charles Ier, qui a mis sur le marchĂ© des centaines dâĆuvres. Contrairement Ă une opinion largement rĂ©pandue, Brotton soutient que cette vente nâest pas le seul fait de rĂ©publicains iconoclastes et ignorants des choses de lâart. Elle a Ă©tĂ© importante pour la formation du goĂ»t anglais puisquâelle a rendu visibles les trĂ©sors des collections de la Couronne. Ă lâoccasion de cet Ă©vĂ©nement, les tableaux royaux ont Ă©tĂ© transformĂ©s en marchandise, dĂ©truisant pour toujours leur exclusivitĂ© royale, les ĂŽtant au secret du palais royal et les livrant au monde de la vente publique ». 28En Espagne, depuis la fin du xvie siĂšcle, on voit dans les grandes villes des ventes dâart se dĂ©rouler prĂšs du marchĂ©, sur le perron de San Felipe ou Calle Mayor Ă Madrid, par exemple, ou rue de Santiago Ă Valladolid. Des lieux ouverts, une absence de toute rĂ©gulation des transactions on est bien loin des panden de Bruges et dâAnvers. Le marchĂ© est nourri par une importation massive des Pays-Bas et lâaccroissement du nombre de peintres espagnols travaillant hors du cadre des corporations. Le dĂ©veloppement du marchĂ© entraĂźne lâutilisation rĂ©pĂ©tĂ©e de mĂȘmes modĂšles et une certaine standardisation de la production. Il faut dire que le marchĂ© amĂ©ricain exige une masse considĂ©rable dâimages religieuses. Dans la deuxiĂšme moitiĂ© du xviie siĂšcle, pas moins de 24 000 peintures ont quittĂ© SĂ©ville pour lâAmĂ©rique. Des contrats exigent une grande rapiditĂ© de rĂ©alisation. Par exemple, le 26 juillet 1600, le peintre sĂ©villan Miguel VĂĄzquez sâengage Ă livrer au marchand Gonzalo de Palma 1 000 portraits de figures profanes » de la mĂȘme taille 63 x 42 cm, Ă raison de 25 par semaine, payĂ©s 4 reales piĂšce. Miguel Falomir observe que les prix de vente sur les foires et dans les stands de rue sont nettement infĂ©rieurs Ă ceux offerts pour des Ćuvres commissionnĂ©es. Cela nâempĂȘche pas des peintres cĂ©lĂšbres de participer aux ventes, comme BartolomĂ© Carducho, peintre du roi et marchand de tableaux. 3 Felipe de Guevara, Comentarios de pintura [vers 1560], Madrid, 1788, p. 4-5. 4 Relations, Lettres et discoursâŠ, Paris, 1660, Lettre IX, p. 235-23. 29Dans un marchĂ© de lâart naissant, se pose la question de lâattribution du prix. Quand il suggĂšre Ă Philippe II dâexposer sa collection, Felipe de Guevara avance que les peintures cachĂ©es et tenues hors de la vue sont privĂ©es de leur valeur, qui rĂ©side dans les yeux des autres et leur apprĂ©ciation par des connaisseurs3 ». Traditionnellement, le prix dâune peinture Ă©tait liĂ© Ă des critĂšres matĂ©riels comme les matĂ©riaux employĂ©s, le nombre, la taille et le costume des personnages. Cependant, depuis la Renaissance, la valeur est de plus en plus attachĂ©e Ă un savoir, devient affaire de connaisseur rĂ©putation de lâartiste, authenticitĂ©, originalitĂ© de la composition, deviennent des critĂšres importants quand il sâagit des maĂźtres italiens ou nordiques les plus recherchĂ©s. Ă quoi sâajoute pour les peintures anciennes la vie sociale » du tableau provenance, possesseur antĂ©rieur, lieu dâaccrochage prĂ©cĂ©dent. Entre 1640-1660, les prix des tableaux anciens augmentent considĂ©rablement sur le marchĂ© parisien ; certains sâen Ă©meuvent, considĂ©rant scandaleux lâargent dĂ©pensĂ© en objets de vanitĂ©, comme Samuel SorbiĂšre, protestant rĂ©cemment converti, qui publie une lettre De lâexcessive curiositĂ© en belles peintures4 ». Un dĂ©but de spĂ©culation suscite des rĂ©serves morales. Le dĂ©veloppement du marchĂ© de lâart accompagne une Ă©volution des consciences par rapport Ă lâargent mais permet aussi une Ă©volution du mĂ©tier dâartiste. 30Nicolas Poussin 1594-1665 est lâexemple exceptionnel dâun artiste libĂ©rĂ© de la commande et vivant du marchĂ© de lâart. Ă partir de 1630, Ă©loignĂ© des grandes commandes publiques, il ne produit plus que des tableaux de chevalet et peut choisir ses clients qui sont des acheteurs, non plus des commanditaires. Le prix de ses tableaux est multipliĂ© par dix au cours du siĂšcle. Il ne dĂ©pend pas dâune cour ou dâun protecteur, il nâa pas dâatelier, pas dâĂ©lĂšves. Au-delĂ des Barberini et de leur rĂ©seau, les principaux acheteurs de Poussin sont français. Ils sont dâorigine sociale variĂ©e on trouve parmi eux, le marĂ©chal de CrĂ©qui, le duc de Richelieu ou le roi lui-mĂȘme, qui rĂ©unit une trĂšs importante collection de Poussin ; des secrĂ©taires dâĂtat, comme La VrilliĂšre ou LomĂ©nie de Brienne ; des titulaires dâoffices importants comme Chantelou ; des financiers comme Neyret de la Ravoye ; mais aussi des personnages beaucoup plus obscurs, des nĂ©gociants comme Pointel ou Serisier. Il sâagit lĂ dâune carriĂšre trĂšs particuliĂšre, permise par la naissance dâun vrai marchĂ© de lâart. Les arts, miroir de leur temps » ? La sociĂ©tĂ© est un théùtre, le théùtre, un reflet de la sociĂ©tĂ© ? 31On ne saurait trop souligner lâimportance de la mĂ©taphore théùtrale et en gĂ©nĂ©rale de la vision dans les arts et la littĂ©rature du xviie siĂšcle. Avec la perspective linĂ©aire comme mode de reprĂ©sentation picturale depuis la Renaissance, Les images sâinscrivent dĂ©sormais Ă lâintĂ©rieur dâun cube ouvert dâun cĂŽtĂ©. Ă lâintĂ©rieur de ce cube reprĂ©sentatif, sorte dâunivers en rĂ©duction, rĂšgne les lois de la physique et de lâoptique de notre monde » P. Francastel ; dâoĂč lâimportance de la mĂ©taphore théùtrale All the worldâs a stage », l' illusion comique » le théùtre est un monde en rĂ©duction, le monde nâest quâun théùtre. Comment le théùtre du xviie reflĂšte-t-il alors la sociĂ©tĂ© ? 32Si lâon tourne le dos Ă la scĂšne, le lieu théùtral donne, dans la disposition du public, une image particuliĂšre des hiĂ©rarchies. La structure du théùtre public est partout Ă peu prĂšs la mĂȘme. Le corral madrilĂšne se partage entre le parterre avec ses places debout ou assises et les loges rĂ©servĂ©es aux personnages importants ; un lieu spĂ©cial est rĂ©servĂ© aux femmes du commun et aux ecclĂ©siastiques, ce qui est une particularitĂ© espagnole. Dans le théùtre Ă©lisabĂ©thain, on a, du moins coĂ»teux au plus cher, les places debout Ă ciel ouvert, les places assises dans les galeries couvertes et enfin les loges. EntiĂšrement couvert, le théùtre de Bourgogne montre une rĂ©partition analogue, avec ses places au parterre Ă 5 sous et ses places en loges Ă 10 sous. 33Si, dans le cas des reprĂ©sentations privĂ©es chez de nobles particuliers les visites » en France, les particulares » en Espagne le public est socialement homogĂšne, il nâen va pas de mĂȘme du théùtre public. La composition des salles est assez semblable Ă Londres et Ă Paris. Le parterre, debout, est volontiers remuant, mĂȘme sâil ne faut pas sâexagĂ©rer le caractĂšre populaire de ces spectateurs. Alfred Harbage montre quâil est constituĂ©, au théùtre du Globe, de boutiquiers, dâartisans et de journaliers. La variĂ©tĂ© de ton et de genres caractĂ©ristique du théùtre de Shakespeare, comme de la tragĂ©die espagnole, de la poĂ©sie savante Ă la farce, est destinĂ©e Ă rĂ©pondre Ă cette diversitĂ© du public. On distingue les connaisseurs des ignorants du parterre, les mosqueteros » en Espagne, les groundlings » en Angleterre. On peut remarquer que la mĂȘme idĂ©e est souvent exprimĂ©e deux fois dans les piĂšces de Shakespeare, sous une forme Ă©laborĂ©e dâabord, plus simple ensuite. Dans la comedia, le gracioso » est chargĂ© de rĂ©pĂ©ter en clair ce qui risquait de paraĂźtre obscur. Cependant, au cours du siĂšcle, on remarque une diminution globale de la composante populaire du public. Les tĂ©moignages contemporains sur le chahut du parterre ne sont pas exempts de prĂ©jugĂ©s sociaux. En France, le public ne change pas radicalement, mais les poĂštes, leurs mĂ©cĂšnes et les amateurs prĂȘchent pour une Ă©puration du goĂ»t comme du public. Il ne faut pas oublier que la dĂ©fense des rĂšgles et, pour le dire dâun mot, du classicisme, est parallĂšle Ă une exclusion des Ă©lĂ©ments populaires. Le classicisme, rappelle J. Truchet, suppose un consensus culturel, lâexistence dâun public auquel il soit naturel et lĂ©gitime de vouloir plaire, les honnĂȘtes gens », la Cour » et la Ville ». LâunitĂ© du classicisme se fonde moins sur des prĂ©ceptes que sur un milieu ». Lâexclusion du menu peuple se fait naturellement par lâaugmentation du prix des places au cours du siĂšcle. En France comme en Angleterre, la base sociale du théùtre se rĂ©trĂ©cit. 34La nĂ©cessitĂ© de parler Ă un trĂšs large public oĂč domine, de plus en plus, les catĂ©gories privilĂ©giĂ©es, implique de renvoyer Ă une morale commune. Nâoublions pas que plaire est une nĂ©cessitĂ© vitale pour le dramaturge du xviie siĂšcle. Souvent, on remarque un certain conservatisme dans la vision de la sociĂ©tĂ© vĂ©hiculĂ©e par le théùtre. Celui-ci enregistre certains changements, comme lâimportance croissante du commerce et de lâargent, les transformations de la noblesse ou lâappĂ©tit des roturiers enrichis. Le gentilhomme dĂ©sargentĂ© contraint Ă la mĂ©salliance, le roturier cherchant une promotion Ă la cour, le bourgeois gentilhomme, sont quelques thĂšmes rĂ©currents de la comedia espagnole, dont lâinfluence est grande en France et en Angleterre ; mais en gĂ©nĂ©ral, quelque soit lâorigine sociale de lâauteur, la morale de la piĂšce demeure attachĂ©e aux valeurs de la noblesse terrienne traditionnelle, dĂ©favorable aux fortunes issues du commerce et de la spĂ©culation. Par exemple, dans les piĂšces de Lope de Vega, le noble enrichi par le nĂ©goce est condamnĂ©, les marchands, petits ou grands, et les armateurs de SĂ©ville peu reprĂ©sentĂ©s ou peu mis en valeur. Le théùtre jacobĂ©en, face aux bouleversements sociaux, tĂ©moigne dâun attachement Ă lâordre ancien A. Bry. MoliĂšre montre de maniĂšre trĂšs nĂ©gative ces femmes qui sortent de leur condition, ces prĂ©cieuses qui se prĂ©valent dâun rĂŽle intellectuel dans ce qui deviendra les salons. Le monde comme théùtre est dâabord une mĂ©taphore de la vanitĂ© des biens de ce monde. Il sâagit moins de reprĂ©senter que de moraliser. CalderĂłn de la Barca lâexprime parfaitement dans Le Grand Théùtre du Monde 1645. On y voit le Monde remettre Ă chaque acteur, du Roi au Mendiant, les insignes de son rang. Les personnages entrent sur scĂšne par le Berceau et en sortent par la Tombe. LĂ , ils doivent remettre leurs attributs et rendre compte de la façon dont ils ont tenu leur rĂŽle. Seuls le Mendiant et la Prudence ont Ă©chappĂ© Ă lâorgueil et aux intrigues de la cour. Seuls, ils ont compris la leçon de la piĂšce, câest-Ă -dire de la vie. Seuls, ils ne seront pas damnĂ©s. Quand le rideau tombe, ne demeurent en scĂšne que les quatre derniĂšres choses » la Mort, le Jugement, le Ciel et lâEnfer. 35Si le siĂšcle est fascinĂ© par les pouvoirs de lâillusion, la concorde entre lâĂȘtre et le paraĂźtre est un souci constant. Les marques de luxe doivent correspondre Ă un statut social rĂ©el. Lâouvrage de Pierre Le Muet, La ManiĂšre de bĂątir pour toutes sortes de personnes 1623, est un des plus importants de ces recueils, en vogue en France, qui proposent des modĂšles dâhabitation selon le rang du propriĂ©taire. Lâarchitecture doit reflĂ©ter la hiĂ©rarchie sociale. On peut dire que Fouquet, par exemple, nâa pas respectĂ© cette rĂšgle, Vaux outrepasse son rang. LâĂ©tude du portrait permet de mieux comprendre ce rapport ĂȘtre/paraĂźtre. Elle permet aussi de mieux comprendre sous quelles conditions les catĂ©gories sociales les moins privilĂ©giĂ©es ont droit Ă ĂȘtre reprĂ©sentĂ©s. Qui a droit Ă la reprĂ©sentation ? 36Le problĂšme de la dignitĂ© du sujet reprĂ©sentĂ© se pose particuliĂšrement dans le portrait. Ce dernier genre connaĂźt depuis le xvie siĂšcle un grand dĂ©veloppement. Il constitue Ă la fin du siĂšcle 20 % des images des intĂ©rieurs de Delft, par exemple. Or, Edouard Pommier a relevĂ©, dans la deuxiĂšme moitiĂ© du xvie siĂšcle, un mouvement de remise en cause de ce genre, notamment dâun point de vue social. Alors quâil cesse dâĂȘtre rĂ©servĂ© Ă la reprĂ©sentation des saints et des princes, le portrait suscite la question de la lĂ©gitimitĂ© de la reprĂ©sentation dâun individu. 5 CitĂ© par Pommier Ădouard, ThĂ©ories du portrait, Paris, 1998, p. 128. 37Dans une lettre Ă Leone Leoni, sculpteur et mĂ©dailleur, lâArĂ©tin le met en garde ainsi Faites donc les portraits de personnages de ce genre [lâĂ©rudit Francesco Molza, mort depuis peu], mais ne faites pas les portraits de ceux qui Ă peine se connaissent eux-mĂȘmes et que personne ne connaĂźt. Le ciseau ne doit pas tracer les traits dâune tĂȘte, avant que la renommĂ©e ne lâait fait. Il ne faut pas croire que les lois des Anciens aient permis quâon fasse des mĂ©dailles de personnes qui nâĂ©taient pas dignes. Câest ta honte, ĂŽ siĂšcle, de tolĂ©rer que des tailleurs et des bouchers apparaissent vivants en peinture5. » Cette idĂ©e dâune vulgarisation du portrait se retrouve dans nombre dâĂ©crits du xvie siĂšcle. On ne devrait reprĂ©senter que les exempla virtutis, ou les grands de ce monde, parce que seuls ils ont droit Ă la mĂ©moire publique. 6 de Piles R., Cours de peinture par principes, Paris, Ă©d. J. Thuillier, 1989, p. 132. 7 Sorel Charles, La Description de lâĂźle de Portraiture et de la ville des portraits, Paris, 1659, p ... 38De la dignitĂ© du sujet dĂ©pend son traitement, qui oscille entre lâimitare, qui a le sens de donner lâimage de quelque chose, avec une certaine libertĂ© et le ritrarre donner une copie littĂ©rale de quelque chose. Pour le thĂ©oricien Roger de Piles, la stricte fidĂ©litĂ© aux traits du modĂšle nâest requise que pour les grands de ce monde Pour les hĂ©ros et pour ceux qui tiennent quelque rang dans le monde, ou qui se font distinguer par leurs dignitĂ©s, par leurs vertus ou par leurs grandes qualitĂ©s, on ne saurait apporter trop dâexactitude dans lâimitation de leur visage, soit que les parties sây rencontrent belles, ou bien quâelles y soient dĂ©fectueuses » car ces sortes de portraits sont des marques authentiques qui doivent ĂȘtre consacrĂ©es Ă la postĂ©ritĂ©, et dans cette vue tout est prĂ©cieux dans les portraits, si tout y est fidĂšle6. » Cette nĂ©cessitĂ© de rendre fidĂšlement le modĂšle vertueux, lâĂȘtre de haut rang sâexplique par les spĂ©culations physiognomoniques, trĂšs en vogue au xviie siĂšcle. En fait, la pratique conduit souvent Ă lâinverse il faut donner au personnage les traits convenant Ă sa fonction et Ă sa dignitĂ©. Il faut que le paraĂźtre corresponde Ă lâĂȘtre social, il faut donner Ă chaque personnage lâattitude, les vĂȘtements, les attributs de sa âqualitĂ©â, câest-Ă -dire sa position dans la sociĂ©tĂ© » E. Pommier. DĂ©jĂ LĂ©onard de Vinci prĂ©conisait que le roi soit barbu, plein de gravitĂ© dans lâair et les vĂȘtements [âŠ]. Les gens de basse condition doivent ĂȘtre mal parĂ©s, en dĂ©sordre et mĂ©prisables [âŠ] avec des gestes vulgaires et tapageurs ». Dans sa Description de lâĂźle de portraiture 1659 Charles Sorel se moque lui aussi du succĂšs du portrait, de ces modĂšles qui veulent apparaĂźtre dans des vĂȘtements trĂšs magnifiques, et la plupart ne se souci[ant] point sâils Ă©taient conformes Ă leur naturel et Ă leur condition7 ». Analysant le Portrait dâOmer II Talon Washington, National Gallery peint en 1649 par Philippe de Champaigne, Lorenzo Pericolo remarque quâen tant qu' avocat gĂ©nĂ©ral au parlement de Paris, le modĂšle usurpe » en quelque sorte une posture et un dĂ©cor typique dâun roi ou dâun aristocrate ». 8 Pour reprendre le titre de lâouvrage de G. Sadoul, Jacques Callot miroir de son temps, Paris, 19 ... 39E. Pommier montre au long de son livre combien il est difficile dâapprĂ©cier le rĂ©alisme » dâun portrait. Lâart, comme le langage, est dâabord un systĂšme de signes qui demandent interprĂ©tation. Il faut donc se mĂ©fier de la tentation de voir dans les romans, les gravures ou les peintures un miroir de leur temps8 ». Ils correspondent aux attentes de la clientĂšle. Le cas des portraits de paysans des Le Nain est intĂ©ressant parce que nous voyons des paysans reprĂ©sentĂ©s avec une grande fidĂ©litĂ© apparente des traits, et en mĂȘme temps une grande dignitĂ©. Dans la peinture hollandaise, on trouve souvent des intĂ©rieurs paysans, comme celui peint par Adriaen Van Ostade vers 1635 Munich, Bayerische StaatsgemĂ€ldesammlungen. On y voit des hommes et des femmes boire et fumer. Mais les physionomies sont viles, bouffonnes, tout Ă fait conformes aux prĂ©ceptes de LĂ©onard. Les acheteurs dâune telle toile ne sont Ă©videmment pas du mĂȘme milieu et peuvent ainsi apprĂ©cier la distance qui les sĂ©pare de ces comportements. Une mise en garde contre les dĂ©bordements des sens nâest pas absente. En effet, dans un milieu modeste, les passions sont censĂ©es sâexprimer plus librement, en tout cas leur reprĂ©sentation ne requiert pas les mĂȘmes contraintes. Adriaen Brouwer, par exemple, illustre les Ă©motions humaines Ă travers ses portraits populaires. 9 Antoine 1588 ?-1648, Louis 1593 ?-1648 et Mathieu 1607-1677. Ils ont un atelier commun et si ... 10 Champfleury, Essai sur la vie et lâĆuvre des Le Nain, Paris, 1850, p. 38. 40A priori rien de tel dans le Repas de paysans 1642, Paris, Louvre ou la Famille de paysans v. 1645-1648, Paris, Louvre des frĂšres Le Nain9. Câest le rĂ©alisme » de la scĂšne qui frappe. Pour Champfleury, qui est Ă lâorigine de la redĂ©couverte de ces peintres, ce sont des historiens » qui apprennent plus sur les mĆurs de leur temps [âŠ] que bien des gros livres10 ». Une critique marxiste sâest emparĂ© de ces peintres populaires », mais il a vite Ă©tĂ© montrĂ© que les trois frĂšres ont fait partie des membres fondateurs de lâAcadĂ©mie et que Mathieu, qui a vĂ©cu plus longtemps, a pu faire une assez belle fortune et a cherchĂ©, aprĂšs lâachat dâune terre prĂšs de Laon, Ă se faire appeler seigneur de la Jumelle. Fait exceptionnel pour un peintre, il a Ă©tĂ© fait chevalier du Saint-Michel pour ses services dans la milice de Paris, mais il nâa pu faire preuve de sa noblesse. Pourtant, il a Ă©tĂ© vite remarquĂ© que les paysans reprĂ©sentĂ©s Ă©taient bien habillĂ©s, possĂ©daient des verres, etc. Beaucoup dâhistoriens ont continuĂ© Ă vouloir y voir des documents transparents, des fenĂȘtres ouvertes sur le monde paysan des environs de Laon au xviie siĂšcle. Ansi, Neil McGregor voit dans les paysans des Le Nain lâillustration dâun dĂ©veloppement historique ». Pour lui, les acheteurs de ces tableaux sont des membres de la bourgeoisie qui achĂštent alors des terres autour de leurs villes natales et les mettent en valeur eux-mĂȘmes ou les confie Ă un fermier. Ils auraient plaisir Ă avoir des portraits de leurs paysans, envers lesquels ils seraient animĂ©s dâune bienveillance patriarcale. La dignitĂ© des attitudes et la noblesse des traits des personnages nous Ă©loignent du dĂ©dain et du rire de Van Ostade. Toutefois, il est difficile de croire Ă un tĂ©moignage naturaliste sur la condition paysanne. Pierre Goubert et JoĂ«l Cornette, aprĂšs dâautres, ont remarquĂ© les Ă©chos eucharistiques du Repas de paysans, qui reprĂ©sente sans doute une visite de charitĂ©, telles quâelles Ă©taient organisĂ©es vers 1640 par des institutions comme la compagnie du Saint-Sacrement. On peut alors songer Ă certains bodegones de VĂ©lasquez, mĂȘme sâils ne procĂšdent pas de la mĂȘme filiation picturale. Ce genre nĂ© Ă SĂ©ville et Ă TolĂšde, qui mĂȘle la nature morte et la scĂšne de genre est un des rares genres profanes de la peinture espagnole. On y voit des gens du peuple se livrer Ă des activitĂ©s trĂšs quotidiennes notamment autour de la prĂ©paration et de la consommation du repas. Pourtant, il nâest pas si profane que cela. La mĂ©ditation religieuse est quelquefois explicite comme dans Le Christ chez Marthe et Marie 1618, Londres, National Gallery, oĂč lâon voit une jeune femme cuisiner, tandis quâune vieille femme semble lui montrer une image au statut assez compliquĂ© est-ce une scĂšne vue Ă travers une fenĂȘtre, est-ce un tableau ? reprĂ©sentant la scĂšne Ă©vangĂ©lique qui donne son nom au tableau. LâinterprĂ©tation complĂšte est difficile, mais il sâagit sans doute dâune mĂ©ditation sur la vie active et la vie contemplative, Ă laquelle se joint peut-ĂȘtre la remarque de ThĂ©rĂšse dâAvila, selon laquelle le chemin du Christ passe par les ustensiles de cuisine⊠Le portrait dâhommes et de femmes humbles convient particuliĂšrement aux vertus Ă©vangĂ©liques de pauvretĂ© et de simplicitĂ©. 41Cela nâenlĂšve rien au caractĂšre trĂšs convaincant de la reprĂ©sentation, mais le peintre, qui construit savamment ces scĂšnes dans son atelier, ne cherche pas Ă faire un reportage sur une famille paysanne. Il cherche certainement la vraisemblance, mais ce respect du rĂ©el est empreint dâune religiositĂ© profonde, et conditionnĂ© par la plus ou moins subtile mĂ©ditation quâil veut offrir Ă lâamateur. Les stĂ©rĂ©otypes sociaux dans la littĂ©rature espagnole du SiĂšcle dâor 11 FernĂĄndez Alvarez M., La Sociedad española en el Siglo de Oro, Madrid, 1983. 42La littĂ©rature du SiĂšcle dâor espagnol reflĂšte, souvent avec des caractĂšres sombres, toute une sĂ©rie de stĂ©rĂ©otypes sociaux. LâĂ©chantillon le plus complet dâun monde oĂč pullulent les dĂ©shĂ©ritĂ©s mendiants et pauvres honteux, soldats en guenilles, Ă©tudiants dissolus, hidalgos de haute lignĂ©e Ă la maigre fortune, prostituĂ©es⊠et dans lequel se distingue la figure du picaro, personnage qui donna lieu Ă lâun des genres littĂ©raires les plus en vogue dans lâEspagne du xviie siĂšcle11. Lâintention satirique des auteurs de ce genre les conduisit Ă confronter la vie du picaro Ă celle des puissants maĂźtres quâils servaient seigneurs et ecclĂ©siastiques de toutes conditions principalement dont les dĂ©fauts et lâhypocrisie sont mis en relief par ces antihĂ©ros. Le picaro devient ainsi le personnage antagonique du chevalier vertueux et honorable que le roman de chevalerie avait consacrĂ©. Personnage de basse extraction sociale, abandonnĂ© par la fortune, et qui survit dans le monde de la pĂšgre grĂące Ă son habiletĂ© dans la tromperie et lâescroquerie. Etranger Ă tout code de conduite honorable, il atteint ses objectifs grĂące Ă sa ruse mais sans recourir Ă la violence. Il aspire par-dessus tout Ă amĂ©liorer sa condition sociale, bien quâil Ă©choue constamment dans ses tentatives, reflĂ©tant ainsi lâimpermĂ©abilitĂ© sociale qui caractĂ©risa lâEspagne du moment. 12 Maravall J. A., La literatura picaresca desde la historia social, Madrid, 1986. 43Bien que la figure du picaro soit dĂ©jĂ prĂ©sente avec la plupart des traits qui le dĂ©finissent dans le Lazarillo de Tormes 1554, son plus haut niveau littĂ©raire est obtenu par Mateo AlemĂĄn avec son GuzmĂĄn de Alfarache 1599. Au xviie siĂšcle, QuĂ©vĂ©do consacre cette figure satirique dans sa Vida del BuscĂłn llamado don Pablos 1603 ?, et il existe toute une plĂ©iade de romans durant la premiĂšre moitiĂ© du xviie siĂšcle avec une perspective burlesque de mĂȘme nature, dans lesquels on voit dĂ©filer des personnages, masculins et fĂ©minins, qui rĂ©pondent Ă ces caractĂ©ristiques, comme El GuitĂłn Onofre Gregorio GonzĂĄlez, 1604, La pĂcara Justina Francisco LĂłpez de Ubeda, 1605, La Ingeniosa Elena, fille supposĂ©e de La CĂ©lestine Alonso JerĂłnimo de Salas Barbadillo, 1612 et 1614, le Lazarillo del Manzanares Juan CortĂ©s de Tolosa, 1620, Gregorio Guadaña Antonio EnrĂquez GĂłmez, 1644 ou Estebanillo GonzĂĄlez Gabriel de Vega, 1646. Quelques autres personnages de romans qui ne cadrent pas complĂštement avec ce genre littĂ©raire partagent Ă©galement nombre de ses caractĂ©ristiques, comme en tĂ©moignent Rinconete y Cortadillo de CervantĂšs 1613, ou El Diablo Cojuelo de LuĂs VĂ©lez de Guevara 1641. Si le picaro est un personnage qui sâĂ©panouit principalement en milieu urbain, le chevalier le fait en milieu rural ; câest ainsi que le reprĂ©sente Alonso JerĂłnimo Salas Barbadillo dans son Caballero perfecto 1620 et dans son antithĂšse El Caballero puntual 161612. 13 Maravall J. A., Teatro y literatura en la Sociedad Barroca, Barcelona, 1990. 44Face au caractĂšre satirique et critique du roman picaresque, le théùtre, dâaprĂšs Maravall, tenta de maintenir en vigueur un systĂšme de pouvoir préétabli et, par consĂ©quent, la stratification et la hiĂ©rarchie des groupes sociaux13. Ă travers le théùtre de Lope de Vega, CalderĂłn de la Barca, ou de Tirso de Molina, les espagnols assumĂšrent un systĂšme de conventions » qui soutenait un ordre social dans lequel les autoritĂ©s politique et religieuse Roi et Inquisition garantissaient sa validitĂ©. Ainsi, dans une Ă©poque de crise, comme celle que connut lâEspagne au cours du xviie siĂšcle, le théùtre fut lâun des piliers sur lesquels reposa la campagne de renforcement de la sociĂ©tĂ© seigneuriale. Les conflits sociaux seront la thĂ©matique fondamentale des piĂšces de théùtre, le dĂ©sir dâascension sociale Ă©tant prĂ©sentĂ© de façon rĂ©currente, bien que les personnages vertueux coĂŻncident toujours avec ceux qui acceptent de bonne grĂące leur statut. Le théùtre privilĂ©gia une sĂ©rie de valeurs traditionnelles comme lâhonneur, la puretĂ© de sang, la foi, la richesse â spĂ©cialement celle du laboureur â lâamour pur⊠en faisant ressortir Ă©galement la diffĂ©renciation bipolaire de la sociĂ©tĂ© entre riches et pauvres, nobles et vilains, seigneurs et serviteurs, oisifs et travailleurs, et parvenant Ă identifier richesse avec noblesse. Lâarbitrisme 14 NDT Le substantif arbitrismo » nâest pas inclus dans le Diccionario de la Real Academia. Seuls ... 15 Vilar J., Literatura y EconomĂa. La figura satĂrica del arbitrista en el Siglo de Oro, Madrid, 197 ... 45En Espagne, la sociĂ©tĂ© fut Ă©galement lâobjet dâune rĂ©flexion par un courant de pensĂ©e que lâon nomme lâarbitrismo » lâarbitrisme14. Est considĂ©rĂ© arbitrista » lâindividu qui propose des plans et des projets arbitrios, insensĂ©s ou rĂ©alisables, pour soulager les Finances Publiques ou remĂ©dier Ă des maux politiques. Le caractĂšre majoritairement pĂ©joratif du terme est issu de son origine littĂ©raire, car câest dans ce sens que CervantĂšs lâutilise pour la premiĂšre fois dans son Coloquio de los perros 1613. QuĂ©vĂ©do sâexprima Ă©galement avec une fĂ©rocitĂ© particuliĂšre dans son ouvrage La hora de todos o la fortuna con seso 163515. 16 NDT terme employĂ© ici pour dĂ©clin ou dĂ©cadence. 17 GarcĂa CĂĄrcel R., Las culturas del Siglo de Oro, Madrid, 1998. 46Dans lâhistoriographie actuelle, on entend par arbitrismo » ce courant de pensĂ©e politique et Ă©conomique qui, Ă©mergeant au temps de Philippe II, trouve son groupe le plus fourni de reprĂ©sentants dans la Castille des deux premiers tiers du xviie siĂšcle. La majeure partie de ces Ă©rudits se virent encouragĂ©s Ă adresser leurs arbitrios » solutions aux principales autoritĂ©s, y compris au Roi, par leur profonde conviction de la dĂ©cadence du Royaume, dont la cause, selon eux, rĂ©sidait dans un ou plusieurs problĂšmes sociaux, Ă©conomiques et financiers qui caractĂ©risĂšrent lâEspagne du SiĂšcle dâor. Parmi ceux-ci on distingue lâaugmentation des prix fruit de lâabondance dâor et dâargent en provenance dâAmĂ©rique, la diminution corrĂ©lative de la compĂ©titivitĂ© des produits espagnols et lâintroduction correspondante de marchandises Ă©trangĂšres qui provoquaient la ruine de lâindustrie nationale, la dĂ©cadence du commerce et lâabandon de lâagriculture et de lâĂ©levage. Les arbitristas » dĂ©noncĂšrent Ă©galement lâappauvrissement progressif de lâĂtat, dont la dĂ©pense publique croissante dĂ©coulant de lâentretien dâune armĂ©e plĂ©thorique, dispersĂ©e sur un vaste territoire Ă©tait compensĂ©e par lâaugmentation des impĂŽts, gangrĂšne financiĂšre dont le reflet nâest autre que la ruine de la nation et le dĂ©peuplement. Tout cela, dâaprĂšs de nombreux arbitristas », provoquait lâabandon des activitĂ©s de production et dâinvestissement de la part des Espagnols, tandis que les Ă©trangers devenaient les maĂźtres des ressorts Ă©conomiques du pays. De la mĂȘme façon, ils imputaient Ă lâexcessive circulation monĂ©taire le goĂ»t du luxe et de lâoisivetĂ© dans les classes possĂ©dantes, et la nĂ©gligence qui sâensuivait pour les activitĂ©s productives. La consĂ©quence de tout cela fut la declinaciĂłn16 » de la Nation, terme qui rĂ©sumait parfaitement leur impression de vivre un moment de crise Ă©conomique et sociale17. 47Bien que les termes arbitrio » et arbitrista » aient Ă©tĂ© employĂ©s dans la littĂ©rature du SiĂšcle dâor dans un sens clairement pĂ©joratif, les avis de ces individus Ă©tant jugĂ©s insensĂ©s, il est certain que parmi ceux qui Ă©mirent leur opinion, il y eut de nombreux personnages lucides, intelligents et des professionnels de toutes sortes dâactivitĂ©s, qui surent observer avec acuitĂ© les problĂšmes Ă©conomiques et sociaux de lâEspagne dâalors et prĂ©voir des solutions. Parmi les plus importantes figures de cette Ă©cole de pensĂ©e il y eut le comptable du TrĂ©sor Luis Ortiz, auteur du Memorial al Rey para que no salgan dineros de España 1558 ; lâavocat de la Chancellerie Royale de Valladolid, MartĂn GonzĂĄlez de Cellorigo, continuateur de ce que lâon appela lâEcole de Salamanque » et auteur du Memorial de la polĂtica necesaria y Ăștil restauraciĂłn a la repĂșblica de España 1600 ; le mĂ©decin CristĂłbal PĂ©rez de Herrera, rĂ©dacteur dâun mĂ©moire dans lequel Ă©taient abordĂ©es⊠de nombreuses choses touchant au bien, Ă la propriĂ©tĂ©, Ă la richesse, Ă la futilitĂ© de ce royaume et au rĂ©tablissement des gens » 1610 ; le professeur en Ăcritures SacrĂ©es, Sancho de Moncada, dont les Discursos 1619 seraient rééditĂ©s en 1746 sous le titre RestauraciĂłn polĂtica de España ; le chanoine et consultant du Saint-Office, Pedro FernĂĄndez de Navarrete, qui Ă©crivit le livre intitulĂ© ConservaciĂłn de MonarquĂas 1626 ; Miguel Caxa de Leruela, du Conseil de Castille et Visiteur GĂ©nĂ©ral du Royaume de Naples, dont lâĆuvre la plus connue sâintitulait RestauraciĂłn de la abundancia de España 1631 ; ou le procurateur des galĂ©riens Francisco MartĂnez de Mata, auteur de cĂ©lĂšbres Memoriales et Discursos 1650-1660.
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La rĂ©sistance aux rĂšgles acadĂ©miques de lâAcadĂ©mie des beaux-arts 1 G. Monnier, LâArt et ses institutions en France, De la rĂ©volution Ă nos jours, p. 61. 1Les artistes de la fin du xixe siĂšcle les plus avancĂ©s, prĂ©curseurs dâun art qui sâinterroge sur lui-mĂȘme, sur sa nature, son rĂŽle et sa destination, sont liĂ©s au concept de modernitĂ© qui Ă©merge, dĂšs 1850, pour dĂ©signer les grands changements survenus aprĂšs les rĂ©volutions technique et industrielle. La modernitĂ© est alors perçue, par les thĂ©oriciens dâune avant-garde balbutiante, comme la manifestation dâun mode de pensĂ©e, de vie et de crĂ©ation, basĂ© sur le changement, et non plus sur les traditions anciennes dâune institution. LâAcadĂ©mie des beaux-arts, membre de lâInstitut de France, créée le 21 mars 1816, entend, en effet, perpĂ©tuer les principes esthĂ©tiques des AcadĂ©mies royales de peinture et de sculpture fondĂ©es Ă Paris en 1648. Sous son Ă©gide, les Ă©coles dâart dispensent aux Ă©lĂšves une formation scientifique gĂ©omĂ©trie, anatomie et perspective et humaine histoire et philosophie, et leur enseignent les techniques et les savoir-faire nĂ©cessaires Ă lâĂ©laboration dâune Ćuvre. Elles transmettent les diktats dâune culture classique, attachĂ©e Ă la recherche de lâidĂ©al du beau et de lâessence Ă©ternelle des choses, que les artistes suivent pour produire lâart des salons officiels, obtenir des commandes publiques, et sâattirer les faveurs dâune clientĂšle fortunĂ©e1. 2En 1863, toutefois, un vent de rĂ©volte souffle chez les artistes parisiens, car le jury du Salon de peinture et de sculpture, dĂ©signĂ© par les membres de lâAcadĂ©mie, refuse plus de 3 000 Ćuvres sur les 5 000 envoyĂ©es Ă lâinstitution. Les postulants exclus, dont Antoine Chintreuil 1814-1873 ou Ădouard Manet 1832-1883, critiquent vigoureusement lâintransigeance des membres du jury du Salon et rĂ©clament un lieu dâexposition pour montrer leurs Ćuvres au public parisien. InformĂ© du conflit, lâEmpereur NapolĂ©on III dĂ©cide de financer une exposition des RefusĂ©s », qui doit se tenir au Palais de lâIndustrie Ă Paris. Cet Ă©vĂšnement obtient un certain succĂšs, malgrĂ© la polĂ©mique nĂ©e de la prĂ©sentation dâun tableau provocateur, Le DĂ©jeuner sur lâherbe de Manet, qui met sur le devant de la scĂšne la question de lâĂ©mancipation des peintres. 3De ce fait, trop conscients des limites qui leur sont imposĂ©es, nombre dâartistes dĂ©cident de se former dans des ateliers privĂ©s, dont lâenseignement est moins conventionnel que celui des Beaux-Arts, dans le but dâaffirmer leur talent. Câest le cas du jeune Paul CĂ©zanne, qui a Ă©chouĂ© au concours dâentrĂ©e de lâĂcole des beaux-arts de Paris, en 1861, en raison dâun tempĂ©rament coloriste jugĂ© excessif, et qui va suivre les cours de lâAcadĂ©mie de Charles Suisse, en 1862, oĂč il rencontre Alfred Sisley 1839-1899, Camille Pissarro 1830-1903, Claude Monet 1840-1926 et Auguste Renoir 1841-1919. Ces derniers refusent les rĂšgles acadĂ©miques et veulent baser les principes de leur crĂ©ation sur leur sensibilitĂ©, sâemparer de sujets dĂ©clarĂ©s jusquâalors triviaux. Enfin, ils sâintĂ©ressent Ă la nature dâune façon plus libre que leurs aĂźnĂ©s, cherchant Ă transcrire les variations de la lumiĂšre, la fluiditĂ© des formes, pour animer leurs tableaux, suivant les postulats des peintres installĂ©s Ă Barbizon, Ă partir de 1850. Paul CĂ©zanne 1839-1906, face Ă la Sainte-Victoire, contre lâart des bourgeois 4Pour donner plus de force Ă son travail, CĂ©zanne Ă©carte les teintes sombres et les nuances trop lisses, façonne un modelĂ© qui lui est propre, constituĂ© de touches divisĂ©es, susceptibles de traduire la richesse de sa perception, comme de rĂ©vĂ©ler les aspects les plus secrets de la nature. Une peinture jaillie de lâintĂ©rieur, stimulante, celle des tripes », totalement dĂ©savouĂ©e par lâAcadĂ©mie des beaux-arts, voit ainsi le jour. Paul CĂ©zanne cherche, Ă tĂątons, un art solide, Ă©quilibrĂ©, structurĂ©, porteurs de valeurs stables, universelles. Des annĂ©es sâĂ©coulent avant que le style cĂ©zanien ne sâaffirme. Certes, lâartiste a toujours recours aux lois plastiques qui sous-tendent toute Ćuvre dâart, comme la loi de contraste des formes et des couleurs, la loi de composition et de reprĂ©sentation du sujet, mais il veut les utiliser autrement pour dĂ©couvrir la vraie nature de la peinture et lui confĂ©rer une structure durable. CĂ©zanne cĂŽtoie Pissarro et Armand Guillaumin 1841-1927 et participe, le 27 dĂ©cembre 1873, Ă la fondation de la SociĂ©tĂ© anonyme coopĂ©rative des artistes-peintres avec Edgar Degas 1834-1917, Monet et Renoir. Lors de la premiĂšre exposition impressionniste de 1874, chez le photographe Nadar 1829-1910, le public rĂ©serve un accueil peu encourageant, voire scandalisĂ©, aux toiles de CĂ©zanne qui, dĂšs lors, dĂ©serte de plus en plus souvent la capitale. 5Ă partir de 1876, il se rĂ©fugie dans le Midi, et sĂ©journe Ă LâEstaque, petit port environnĂ© dâune nature encore prĂ©servĂ©e, oĂč il peint des tableaux pour son ami Victor Chocquet 1821-1891. Ainsi, la plupart des Ćuvres qui sont montrĂ©es Ă la troisiĂšme manifestation du groupe impressionniste, en 1877, ont Ă©tĂ© exĂ©cutĂ©es Ă LâEstaque. Le public est toujours hostile Ă lâart de CĂ©zanne, jugĂ© malhabile, brutal, mais lâartiste sâobstine dans ses recherches. Ă Paris, il peint un portrait, qui, plus tard, sera considĂ©rĂ© comme lâun de ses chefs-dâĆuvre, Madame CĂ©zanne Ă la robe bleue, qui dĂ©tonne par une gamme de tons bleus trĂšs poussĂ©e, mais aussi par une dĂ©clinaison de verts remarquables. CĂ©zanne se voit comme lâartisan dâun art nouveau qui rejette toute convention bourgeoise, toute concession aux effets » Ă la mode, et câest dans une tenue dâouvrier, cotte bleue et veste de toile blanche couverte de taches de peinture, quâil travaille. En 1881 et 1882, lâartiste sâinstalle avec sa famille, Ă Pontoise, prĂšs de Pissarro, avec lequel il dĂ©couvre les nouvelles thĂ©ories de la couleur, celles du chimiste français EugĂšne-Michel Chevreul 1786-1889 et du physicien amĂ©ricain Ogden Rood 1831-1902, qui nourrissent sa rĂ©flexion. Cette mĂȘme annĂ©e, il est admis au Salon, se dĂ©clarant lâĂ©lĂšve dâAntoine Guillemet 1841-1918 de lâĂ©cole de Barbizon, mais il poursuit sa quĂȘte, de plus en plus solitaire. Il peint, dĂ©sormais, en appliquant des touches juxtaposĂ©es, et accentue la technique du clair-obscur pour obtenir des effets descriptifs forts sur ses toiles. Les paysages sont construits par plans successifs, suivant une perspective aĂ©rienne, dĂ©jĂ utilisĂ©e par les impressionnistes, et constituĂ©s dâune succession de traits et de lignes disjointes, qui dĂ©crivent de façon de plus en plus synthĂ©tique les objets ou les figures. En 1883, CĂ©zanne en sait assez pour suivre, seul, son chemin, et il dĂ©cide de rentrer chez lui, en Provence, pour pousser plus loin ses investigations, dans lâatelier de la demeure familiale. Lâartiste dĂ©veloppe sa technique en travaillant essentiellement sur le motif pour saisir la beautĂ© des paysages nimbĂ©s de soleil et transcrire le sens profond de leur nature. ViscĂ©ralement attachĂ© Ă ses racines, il aime Ă©tudier sans relĂąche ses sujets, en pleine campagne, dans la solitude des paysages mĂ©diterranĂ©ens dâune austĂšre beautĂ©, prĂšs des carriĂšres de BibĂ©mus, du chĂąteau de Vauvenargues ou dans le village du Tholonet. 2 A. Lhote, Catalogue de lâexposition Lâinfluence de CĂ©zanne, 1908-1911, 1947, p. 5. 6En 1886, lâartiste sâinstalle pour un an, Ă Gardanne, avec sa famille, oĂč il commence une sĂ©rie de peintures sur la Sainte-Victoire quâil reprĂ©sente comme sujet Ă part entiĂšre, et de façon rĂ©currente, dans plus de quatre-vingts Ćuvres, dĂ©veloppant un style de plus en plus Ă©purĂ©. La montagne provençale, rattachĂ©e dans son histoire gĂ©ologique, aussi bien Ă lâancienne chaĂźne pyrĂ©nĂ©enne, quâĂ celle des Alpes occidentales, devient le cadre dâun laboratoire de recherche. Il ne sâagit pas, pour CĂ©zanne, de sâĂ©pancher sur une nature complice », mais de capter ses qualitĂ©s intrinsĂšques, son pouvoir Ă exprimer une Ă©nergie, Ă stimuler lâimaginaire, pour la transcender. La tradition acadĂ©mique considĂšre alors lâobservation personnelle et sensible de la nature comme infĂ©rieure Ă lâexpĂ©rience intellectuelle, alors quâelle permet aux premiers artistes de lâart moderne de trouver un support dâexpression solide et variĂ©2. 7La peinture de CĂ©zanne suscite jusquâen 1887, Ă Paris, les railleries de dĂ©tracteurs qui parlent de visions cauchemardesques » et autres atrocitĂ©s Ă lâhuile ». Puis, grĂące aux collectionneurs Ă©clairĂ©s et Ă des critiques indĂ©pendants, grĂące au soutien de marchands dâart comme Ambroise Vollard 1866-1939 et Durand-Ruel 1831-1922, elle finit par obtenir un vrai succĂšs. En 1888, une sĂ©rie dâarticles mentionnent son Ćuvre en termes flatteurs et il est admis Ă lâexposition de lâArt français pour lâExposition universelle de Paris de 1889. CĂ©zanne commence Ă ĂȘtre reconnu et apprĂ©ciĂ© pour son audace picturale, la soliditĂ© de ses compositions, enfin, sa touche incomparable. Il peut, dĂšs lors, vivre de son art, mais il est dĂ©jĂ malade, et effectue des cures pour se soigner. En 1906, alors quâil est installĂ© sur le motif, lâartiste prend froid et contracte une pneumonie, dont il ne se remet pas. Il meurt le 22 octobre, chez lui, en Provence. 8Ă Paris, le monde de lâart est en deuil et lui rend hommage en organisant, au Grand Palais, pour le Salon dâautomne de 1907, une grande rĂ©trospective de ses Ćuvres. Le public dĂ©couvre ses baigneuses, ses natures mortes, ses portraits, ainsi que les paysages de la Sainte-Victoire, et salue le talent et la tĂ©nacitĂ© du peintre. Pour tous, il est clair, quâaprĂšs CĂ©zanne, lâart ne sera plus le mĂȘme car lâhĂ©ritage pictural que le maĂźtre dâAix transmet, met Ă rude Ă©preuve ses anciens fondements. La montagne Sainte-Victoire devient, dĂšs lors, lâemblĂšme de la volontĂ© de lâartiste, tout debout contre lâordre Ă©tabli, de rĂ©nover lâart, car elle a Ă©tĂ© le refuge de celui qui, en marge dâune sociĂ©tĂ© Ă©triquĂ©e et des dogmes de lâAcadĂ©mie des beaux-arts, a voulu se modifier lui-mĂȘme, en profondeur, pour dĂ©couvrir la vĂ©ritĂ© de la peinture. Henri Matisse 1869-1954, les fauves Ă Collioure de la dynamite au pied des AlbĂšres 9En 1905, Henri Matisse 1869-1954, lui aussi, cherche la tranquillitĂ©, prĂšs de la montagne, pour entamer une longue mĂ©ditation sur la couleur et sâaffranchir des postulats de la peinture acadĂ©mique, encore pesants, malgrĂ© les dĂ©fis lancĂ©s par les peintres postimpressionnistes, dans des toiles-manifeste. Matisse Ă©prouve bien des difficultĂ©s Ă exprimer son propre tempĂ©rament de peintre et Ă se libĂ©rer du cadre, encore rigide, des enseignements quâil a reçus. Tout dâabord, Ă Bohain, dans le Nord, puis Ă lâĂcole des Arts DĂ©coratifs de Paris, enfin, en 1895, Ă lâĂcole des beaux-arts, dans lâatelier de Gustave Moreau 1826-1898. Le maĂźtre symboliste encourage ses Ă©lĂšves Ă penser leur peinture, Ă la rĂȘver, au-delĂ dâune virtuositĂ© technique, Ă dĂ©passer leurs propres limites. Toutefois, aprĂšs son apprentissage, Matisse dĂ©cide de suivre les cours de lâAcadĂ©mie de la Grande ChaumiĂšre, dans lâatelier dâEugĂšne CarriĂšre 1849-1906, oĂč il rencontre AndrĂ© Derain 1880-1954, qui lui prĂ©sente Maurice de Vlaminck 1876-1958. Tous entretiennent une passion pour la peinture cĂ©zanienne. 10Lâartiste est dĂ©jĂ un peintre reconnu lorsquâil arrive Ă Collioure. En effet, en 1896, ses toiles ont Ă©tĂ© exposĂ©es au Salon de la SociĂ©tĂ© Nationale des Beaux-Arts, dont il est devenu membre associĂ©, sur proposition de Pierre Puvis de Chavannes 1824-1898. Cette fonction lui a permis de montrer, sans passer par un jury, un art expressif, qui sâinscrit dans lâair du temps. Matisse sâintĂ©resse, en effet, Ă la peinture de son Ă©poque les impressionnistes, quâil dĂ©couvre au musĂ©e du Luxembourg en 1897, et les pointillistes qui exercent une grande influence sur son travail, grĂące au traitĂ© du peintre Paul Signac 1863-1935 de 1899, DâEugĂšne Delacroix au nĂ©o-impressionnisme. Les Ćuvres quâil prĂ©sente au Salon des indĂ©pendants de 1901, puis Ă la premiĂšre Ă©dition du Salon dâautomne de 1903, en tĂ©moignent, tout comme celles qui figurent chez Vollard, lors de la premiĂšre exposition que le marchand consacre Ă lâartiste en 1904. LâĂ©tĂ© suivant, Ă Collioure, Matisse trouve le cadre idĂ©al pour mener ses recherches la mer, face Ă lui, juste Ă quelques mĂštres de la maison de pĂȘcheur quâil a louĂ©e, et la montagne, la chaĂźne majestueuse des AlbĂšres, enserrant le petit port, offrent un spectacle stimulant. Les rochers, les collines, les bateaux, les petites chapelles environnantes, constituent des sujets de choix, quâil traite avec talent. 11Rejoint par le jeune AndrĂ© Derain durant lâĂ©tĂ©, qui arrive avec de nouvelles idĂ©es, il sâattelle Ă lâĂ©laboration dâun langage original, qui va peu Ă peu se dĂ©marquer de la peinture pointilliste quâil a pratiquĂ©e, lâĂ©tĂ© prĂ©cĂ©dent, aux cĂŽtĂ©s de Paul Signac, Ă Saint-Tropez. Les artistes exĂ©cutent ainsi, grĂące Ă une collaboration quotidienne, des Ćuvres emplies de soleil, aux forts contrastes, dynamisant des plans de couleur pure, qui feront sensation au Salon dâautomne de Paris, en 1905, dans la cage aux Fauves. Le travail novateur de Matisse, dĂ©veloppĂ© dans des toiles telles que La femme au chapeau, ou IntĂ©rieur Ă Collioure, aboutissant Ă la disparition des rĂ©fĂ©rences au rĂ©el, par la dĂ©formation des lignes et lâĂ©laboration de plans de plus en plus autonomes, rompt avec les conventions classiques de reprĂ©sentation. Matisse propose une peinture qui entame le concept de lâart comme esthĂ©tique plaisante, loin dâun idĂ©al de beautĂ© préétabli, dans des compositions rĂ©gies par lâĂ©motion. PrĂšs de la montagne, il parvient Ă redĂ©finir lâacte pictural, en harmonisant ses sentiments Ă dâautres systĂšmes de reprĂ©sentation. Aux cĂŽtĂ©s de Derain, vĂ©ritable thĂ©oricien de la couleur, il est plus rĂ©ceptif au fait plastique pur et sâengage dans une nouvelle voie chromatique. 3 P. Schneider, Matisse, p. 45. 12GrĂące Ă une rĂ©flexion poussĂ©e, les artistes ordonnent et Ă©quilibrent des zones de couleurs franches, parfois explosives, comme de la dynamite, dans leurs toiles, renonçant aux lois classiques de lâoptique. Ils parviennent Ă accroĂźtre la conscience de la rĂ©alitĂ© matĂ©rielle du tableau pour demeurer au plus prĂšs de la vie immĂ©diate dâun monde lumineux, fort et dense. Les peintres parisiens abandonnent le ton local pour passer aux tons non rĂ©alistes, en ayant recours aux aplats, et mettent fin Ă la peinture illusionniste. Le sujet est traitĂ© comme un instantanĂ©, et sâimpose dans une vision lyrique du monde avec une sensibilitĂ© qui nâexclut pas la dissonance. Tout un systĂšme dâĂ©quivalence triomphe du chaos lumineux et permet de restituer lâessence de chaque chose. Lâacte pictural se charge dâune spiritualitĂ© nourrie par la matiĂšre et la couleur, fruit dâune mĂ©ditation Ă©clairĂ©e sur le monde. Lâartiste effectue plusieurs sĂ©jours fructueux Ă Collioure jusquâĂ la guerre, oĂč il rencontre le sculpteur Maillol travaillant non loin, Ă Banuyls-sur-Mer3. CĂ©zanne recommandait aux artistes dâaiguiser leur vision face Ă la nature et dâobserver les moindres dĂ©tails avec leur propre sensibilitĂ©, afin que la peinture demeure un art vivant, quâelle ne dĂ©cline pas en se perdant dans la peinture des gĂ©nĂ©rations prĂ©cĂ©dentes. Tel fut le but de Matisse, mais aussi celui de Picasso, tout au long des divers sĂ©jours quâil effectua prĂšs de la montagne, milieu naturel riche et poĂ©tique, qui allait inspirer le peintre et lâamener vers le cubisme. Pablo Picasso 1881-1973, la naissance dâun cubisme radical dans les PyrĂ©nĂ©es 13Pour les artistes en quĂȘte dâauthenticitĂ©, comme CĂ©zanne, puis Matisse, la montagne constitua en effet, un ancrage moral et esthĂ©tique face aux prĂ©ceptes dominants des anciennes acadĂ©mies, et devint le symbole de leur rĂ©sistance aux institutions. Ce fut le cas, aussi, au tout dĂ©but du siĂšcle, pour le peintre Pablo Picasso, qui remit en cause lâenseignement des Ă©coles, dĂšs quâil eut conscience de leurs limites et effectua plusieurs sĂ©jours prĂšs des montagnes. Fils dâun professeur dâart, Picasso reçut une formation artistique classique dĂšs son enfance, avant de suivre, en 1896, les cours de lâĂ©cole des beaux-arts de Barcelone, puis ceux de la Llonja, oĂč son pĂšre enseignait. LâannĂ©e suivante, Ă seize ans, il rĂ©ussit le concours dâentrĂ©e de lâAcadĂ©mie royale de San Fernando, et fut admis Ă lâĂ©cole des beaux-arts de Madrid, la plus prestigieuse dâEspagne, oĂč bien des artistes renommĂ©s avaient sĂ©journĂ©. Toutefois, le jeune homme ne poursuivit pas son enseignement Ă San Fernando, quâil trouvait trop contraignant, et qui ne lui permettait pas de suivre son propre tempĂ©rament. 14Aussi, retourna-t-il Ă Barcelone, en 1898, pour travailler seul, mais il tomba malade. Il effectua sa convalescence Ă Horta de Sant Joan, le village de son ami Manuel PallarĂšs 1876-1974, situĂ© prĂšs de la ville de Tarragone, oĂč il partagea la vie des paysans. Ce sĂ©jour de quelques mois fut, pour lâartiste, une vĂ©ritable rĂ©vĂ©lation. La prĂ©sence de la montagne, la Santa Barbara, le contact quotidien avec la nature, et un mode de vie campagnard, rustique, lâenthousiasma. Des visions puissantes, capables de nourrir son imaginaire, stimulĂšrent sa crĂ©ation, pendant de longues annĂ©es. Plus tard, lâartiste se plaira Ă rĂ©pĂ©ter 4 R. Maillard et F. Elgar, Picasso, Ă©tude de lâĆuvre et Ă©tude biographique, p. 3. Tout ce que je sais, je lâai appris dans le village de » 15En avril 1899, de retour Ă Barcelone, Picasso, frĂ©quente le cabaret Els Quatre Gats, lieu de convivialitĂ© bohĂšme, oĂč les artistes peuvent exposer leurs Ćuvres, Ă©changer leurs points de vue sur lâart. LĂ , il retrouve Miguel Utrillo 1883-1955, Carlos Casagemas 1880-1901, Ricardo Opisso 1880-1966, Julio Gonzalez 1876-1942, se lie dâamitiĂ© avec le poĂšte Jaime SabartĂšs 1881-1968 qui deviendra son secrĂ©taire particulier et expose quelques Ćuvres en 1900. 16Picasso, aimait le pays de sa jeunesse, la Catalogne, mais il savait que ce serait une chance de le quitter pour parfaire sa formation et Ă©tudier les grands maĂźtres de la peinture Ă Paris, destination obligatoire pour tout peintre qui avait de lâambition. Plusieurs sĂ©jours dans la capitale lâaidĂšrent Ă prĂ©ciser son orientation et ses choix esthĂ©tiques. Ă la pĂ©riode bleue, triste et dure, succĂ©da la pĂ©riode rose, nostalgique et dĂ©liquescente, qui trouva un public de connaisseurs et dâamateurs, le succĂšs fut vite au rendez-vous. Cependant, pour faire partie des maĂźtres les plus douĂ©s de sa gĂ©nĂ©ration, lâartiste devait Ă©laborer un nouveau langage et la tĂąche Ă©tait ardue. En 1905, il fut chargĂ© de faire le portrait de Gertrude Stein 1874-1946, une poĂ©tesse amĂ©ricaine qui soutenait le jeune Catalan et il lui fallait se dĂ©marquer de son principal rival, Matisse, pour satisfaire son mĂ©cĂšne. Pour se lancer dans de nouvelles expĂ©rimentations, il chercha Ă regagner son pays afin de sâimmerger dans un monde qui lâavait fortement inspirĂ©, quelques annĂ©es auparavant, celui de la montagne, et aller au-delĂ de ce que les Ă©coles lui avaient appris. 17Picasso partageait avec Matisse, Derain, Georges Braque 1882-1963 et dâautres artistes de sa gĂ©nĂ©ration, un vif sentiment dâadmiration pour CĂ©zanne et son Ćuvre. Il voulait, comme lui, rester au contact de son pays natal, pour se fortifier et progresser. Ă lâinstar du maĂźtre dâAix, il Ă©prouvait ce sentiment quâont les MĂ©diterranĂ©ens que leur terre est celle des dieux, oĂč sont nĂ©es les grandes mythologies, et quâelle constitue pour les crĂ©ateurs une source dâinspiration inĂ©puisable. Comme CĂ©zanne, il pensait quâil fallait sâĂ©loigner du monde artistique parisien pour sâimprĂ©gner dâune nature non domestiquĂ©e par lâhomme, afin de rĂ©vĂ©ler la vĂ©ritĂ© de la peinture. 18Pour rĂ©nover son art, Picasso effectue alors, durant lâĂ©tĂ© 1906, un sĂ©jour en Catalogne, dans un village de montagne trĂšs retirĂ©, accessible uniquement Ă dos de mulet, nommĂ© GĂłsol. Le massif de Pedraforca, qui ferme de façon imposante la perspective de la petite vallĂ©e, offre un spectacle grandiose, comme celui de la Sainte-Victoire, et lâartiste peut aller sur le motif pour capturer des images. La volontĂ© du peintre de produire un art diffĂ©rent est autant soutenue par la quĂȘte dâun retour Ă la nature et aux racines, prĂŽnĂ© par CĂ©zanne, que par la recherche de nouvelles rĂ©fĂ©rences puisĂ©es dans lâart de Gauguin 1848-1903, le Greco ou encore empruntĂ©es Ă lâart roman et ibĂ©rique local. Le travail effectuĂ© Ă GĂłsol a un impact majeur sur lâĆuvre de Picasso puisquâil dĂ©bouche sur lâachĂšvement du Portrait de Gertrude Stein, qui prĂ©sente des inventions sans prĂ©cĂ©dent, comme la rĂ©duction du visage humain Ă son masque, marquant un jalon dans lâhistoire du portrait. Ă la suite de ce sĂ©jour fĂ©cond, naĂźt un chef-dâĆuvre, Les Demoiselles dâAvignon dont lâangulositĂ© des volumes annonce le premier cubisme. 5 Fernande Olivier 1881-1966, de son vrai nom, AmĂ©lie Lang, compagne de lâartiste de 1904 Ă 1912. ... 19En 1909, grĂące Ă la vente de toiles, lâartiste effectue un autre sĂ©jour en Espagne. Il gagne Horta de Sant Joan, oĂč il avait sĂ©journĂ© dans sa jeunesse, Ă la suite dâune maladie, chez son ami PallarĂšs. Tout prĂšs de la montagne Santa Barbara, il rĂ©alise des Ćuvres remarquables comme Usines Ă Horta, le RĂ©servoir de Horta de Sant Joan, ou encore des portraits de Fernande5, au cou-montagne », qui poussent toujours plus loin les postulats cĂ©zanniens. Lâartiste Ă©labore une nouvelle syntaxe, bouleversant les principes classiques de perspective et de modelĂ©, basĂ©e sur un systĂšme rythmĂ© de formes et de couleurs, dĂ©finissant le cubisme analytique. Picasso est alors reconnu comme un artiste et il veut approfondir ses recherches. Il effectue alors un troisiĂšme sĂ©jour prĂšs de la montagne, durant lâĂ©tĂ© 1910, dans un petit port du Cap de Creus, CadaquĂšs, oĂč il sâĂ©tablit avec sa compagne Fernande. Il veut aller jusquâau bout de sa dĂ©marche, ne faire aucune concession au naturalisme pour rompre dĂ©finitivement avec les rĂšgles de reprĂ©sentation illusionniste acadĂ©mique. Il exĂ©cute alors des Ćuvres frĂŽlant lâabstraction, telles que Guitariste, ou encore Port de CadaquĂšs, qui mĂšnent Ă un cubisme conceptualisĂ©, mental. Bien quâentourĂ© de montagnes, de sujets marins fortement Ă©vocateurs, le rĂ©el disparaĂźt. La prĂ©sence dâAndrĂ© Derain, lâancien collaborateur de Matisse Ă Collioure, le conforte dans sa dĂ©marche. 6 Eva Gouel 1885-1915, nĂ©e Marcelle Humbert, chorĂ©graphe et modĂšle de Picasso de 1911 Ă 1915. 20De 1911 Ă 1914, Picasso revient Ă la montagne, effectuant plusieurs sĂ©jours Ă CĂ©ret, en Catalogne du nord. Au pied du Pic de FontfrĂšde, montagne marquant la frontiĂšre avec lâEspagne, lâartiste connaĂźt une pĂ©riode de grande effervescence, aux cĂŽtĂ©s des peintres cubistes Braque, Auguste Herbin 1882-1960 et Juan Gris 1887-1927. Des Ćuvres novatrices, marquĂ©es par une composition pyramidale, rappelant la montagne, comme LâIndĂ©pendant, de plus en plus Ă©laborĂ©es, voient alors le jour. En 1912, Ă la suite dâalĂ©as sentimentaux, il effectue, enfin, un sĂ©jour en Provence avec sa nouvelle compagne Eva6. Ă Sorgues, prĂšs du Mont Ventoux, il agence des formes gĂ©omĂ©triques pures, et multiplie les expĂ©rimentations techniques, dans des compositions inventives, qui aboutissent aux collages et engendrent, comme le voulait CĂ©zanne, une nouvelle rĂ©flexion sur la nature de lâart. Les sĂ©jours prĂšs de la montagne ont marquĂ© la production de Picasso de façon Ă©loquente. Les expressionnistes allemands et les Alpes de BaviĂšre, comme un volcan bouillonnant 21En Allemagne aussi, les artistes les plus avancĂ©s sont convaincus que les Ćuvres dâaprĂšs lâantique ne tiennent plus, et que les arts doivent ĂȘtre natifs de la terre mĂȘme oĂč leur inspiration se dĂ©veloppe, car seule la terre peut les vivifier, apporter des rĂ©ponses proches de la rĂ©alitĂ© et des nouvelles considĂ©rations esthĂ©tiques, philosophiques, sociologiques, culturelles. La montagne, repĂšre majestueux dâun espace et vĂ©ritable concentrĂ© dâune nature originelle, symbolise ce postulat Ă©mergeant en Allemagne, valorisant le sentiment dâappartenance Ă un territoire, Ă une histoire personnelle et collective. En tant que trait fort du paysage, elle incarne lâidentitĂ© dâun pays, Ă©tablie depuis des temps anciens, mais aussi la relation sentimentale de lâhomme avec un lieu. Les Alpes de BaviĂšre deviennent ainsi le théùtre dâun renouveau artistique sans prĂ©cĂ©dent. 22AprĂšs la mort de CĂ©zanne, le 22 octobre 1906, les peintres installĂ©s en Allemagne commencent Ă sâintĂ©resser aussi au rĂŽle du lieu de crĂ©ation, Ă la façon dont on peut expĂ©rimenter les formes et les couleurs, loin de la ville. Remettant en cause la sociĂ©tĂ© industrielle, la pression nĂ©faste de la culture dominante sur lâart, ils veulent rĂ©former leur attitude, leur fonctionnement personnel. Comme le maĂźtre dâAix, ils dĂ©cident de travailler sur le motif, dans une nature prĂ©servĂ©e, de cĂŽtoyer une population encore liĂ©e Ă la terre, Ă©voluant parmi des formes simples, voire primitives, pour rĂ©nover le langage plastique. Outre-Rhin, la montagne, symbole de mĂ©tamorphoses de grande envergure, assimilĂ©e Ă un volcan bouillonnant, incarnant un dĂ©sir de libertĂ© et de retour vers les forces et les lois fondamentales de la nature, joue ainsi un rĂŽle important dans le parcours de grands maĂźtres de la modernitĂ© tels que Vassily Kandinsky 1866-1944, Paul Klee 1879-1940, Alexej von Jawlensky 1864-1941 ou encore Frantisek Kupka. Ainsi, Ă partir de 1908, des artistes quittent la ville de Munich pour passer lâĂ©tĂ© Ă Murnau, un village pittoresque de Haute-BaviĂšre, oĂč la lumiĂšre est apprĂ©ciĂ©e pour sa subtilitĂ©, et oĂč la montagne créée un espace majestueux. Le lieu, exaltant, inspire Ă plusieurs peintres, dont Kandinsky, Jawlensky, Gabriele MĂŒnter 1877-1962 et Marianne von Werefkin 1860-1938, une palette expressive, qui donne vie Ă de flamboyants paysages. Lâimage de la montagne, et sa silhouette imposante, est omniprĂ©sente dans les Ćuvres créées Ă Murnau, et la palette des fauves, qui ont travaillĂ© Ă Collioure, est reprise avec un sens chromatique Ă©blouissant. De ce contexte particulier naĂźt, en 1911, un mouvement de rĂ©novation tournĂ© vers lâexpressionnisme, dirigĂ© par Kandinsky, consolidĂ© par August Macke 1887-1914 et Franz Marc 1880-1916, le Blaue Reiter » le cavalier bleu, qui 7 A. Vezin, L. Vezin, Kandinsky et le Cavalier bleu, p. 223. Vise Ă montrer, par la diversitĂ© des formes reprĂ©sentĂ©es, comment le dĂ©sir intĂ©rieur des artistes peut prendre des formes » 23En effet, Vassily Kandinsky 1866-1944 cherche Ă rĂ©nover lâart pour en faire une arme contre la sociĂ©tĂ© industrielle, capitaliste, jugĂ©e dĂ©cadente. En 1908, il sâĂ©loigne de Munich, et dâune culture convenue, pour effectuer des sĂ©jours Ă Murnau, avec sa compagne Gabriele MĂŒnter. Il sâimmerge dans une nature de haute montagne, baignĂ©e de lumiĂšre, renouant avec un monde simple, et son Ćuvre commence Ă se transformer. Une peinture de 1909 intitulĂ©e La Montagne bleue rĂ©sume les recherches de cette pĂ©riode et annonce le tournant pris par lâartiste vers un art plus libre. Le large emploi de la couleur, dans un style expressionniste, et la simplification des formes aboutissent Ă un traitement non-figuratif du sujet. Ce que Kandinsky appelle le chĆur des couleurs », est un vocabulaire colorĂ©, issu de la peinture cubiste et fauve, qui peut se charger dâun fort pouvoir Ă©motionnel et dâune dimension cosmique dynamique. 24LâannĂ©e suivante, Kandinsky peint sa premiĂšre Ćuvre abstraite intitulĂ©e, Sans titre, une crĂ©ation spirituelle qui ne procĂšde que de la seule nĂ©cessitĂ© intĂ©rieure de lâartiste, dans le sillage des Improvisations. En 1911, il Ă©crit un traitĂ© dâesthĂ©tique, Du spirituel dans lâart et dans la peinture en particulier, oĂč il invite le crĂ©ateur Ă substituer, Ă lâapparence visible, la rĂ©alitĂ© pathĂ©tique et invisible de la vie. Il veut ainsi redĂ©finir lâobjectif de lâĆuvre dâart 8 V. Kandinski, Du spirituel dans lâart et dans la peinture en particulier, p. 21. Une Ćuvre dâart nâest pas belle, plaisante, agrĂ©able. Elle nâest pas lĂ en raison de son apparence ou de sa forme qui rĂ©jouit nos sens. La valeur nâest pas esthĂ©tique. Une Ćuvre est bonne lorsquâelle est apte Ă provoquer des vibrations de lâĂąme, puisque lâart est le langage de lâĂąme et que câest le seul. [âŠ] Lâart peut atteindre son plus haut niveau sâil se dĂ©gage de sa situation de subordination vis-Ă -vis de la nature, sâil peut devenir absolue crĂ©ation et non plus imitation des formes du modĂšle » 25JusquâĂ la guerre, Kandinsky continue dâinventer des formes conduisant Ă un langage abstrait quâil veut rĂ©volutionnaire, pour exprimer lâintĂ©rioritĂ© spirituelle abstraite, en perpĂ©tuelle Ă©volution. Dans sa production des annĂ©es vingt, il combine les formes gĂ©omĂ©triques et les couleurs pour rĂ©vĂ©ler un monde mystĂ©rieux, issu de la musique, ou du cosmos, parfois rĂ©sumĂ© Ă une Ă©pure. Des tableaux comme Schwarzer Raster 1922, ou Einige Kreise 1926, oĂč son trait sâest solidifiĂ©, montrent un lyrisme cĂ©rĂ©bral. Dans Steroscopic exhibition, les deux triangles aigus bleutĂ©s, dynamisant la composition, sont, pour cet artiste cultivĂ©, une sorte de private joke ». 26Ă partir de 1910, Paul Klee 1879-1940 se rapproche des peintres de la montagne » qui posent de nouvelles problĂ©matiques, liĂ©es Ă la nature et Ă lâobjectif de lâart. Comme eux, il est convaincu que la notion dâidĂ©al et de beautĂ© est tout Ă fait dĂ©suĂšte, dĂ©passĂ©e. Certes, lâartiste, dont lâĆuvre est intuitive, a une personnalitĂ© bien affirmĂ©e. RefusĂ© Ă lâAcadĂ©mie des beaux-arts de Munich en 1898, il est dirigĂ© vers lâatelier dâHeinrich Knirr oĂč il Ă©tudie le dessin figuratif. En 1900, il est finalement admis aux Beaux-Arts, dans la mĂȘme classe que Kandinsky, mais Ă lâinstar du jeune artiste russe, il a dĂ©jĂ dĂ©fini son objectif artistique et il entend peindre selon sa propre conception du monde. Il se rend Ă Paris en 1912 et dĂ©couvre chez les marchands lâart des cubes ». Il sâintĂ©resse aux Ćuvres de Robert Delaunay 1885-1941, Braque, Picasso, et Derain, dĂ©positaires de lâhĂ©ritage artistique de Paul CĂ©zanne, qui fait lâobjet de nombreuses Ă©tudes. Les inventions des pionniers du cubisme et des collages, Picasso et Braque, ont alors atteint tous les cercles dâart et suscitĂ© un vif enthousiasme. Le traitĂ© rĂ©digĂ© par Jean Metzinger 1883-1956 et Albert Gleizes 1881-1953 en 1912, Du cubisme, a permis de diffuser Ă lâĂ©tranger les principes dâune esthĂ©tique qui fait scandale, car elle incite les artistes Ă refuser toute convention de reprĂ©sentation. LâannĂ©e suivante, Paul Klee traduit un texte de Robert Delaunay qui lâintĂ©resse particuliĂšrement, De la lumiĂšre, et a recours, pour rĂ©nover son art, aux principes esthĂ©tiques orphistes » dĂ©veloppĂ©s par les Delaunay, Sonia et Robert, quâil invite en Allemagne, pour y exposer leurs Ćuvres. 27En 1914, Klee rejoint le Blaue Reiter », et fonde avec Jawlensky, Kandinsky, MĂŒnter et Alexander Kanoldt 1881-1939, un mouvement artistique rĂ©novateur, La Nouvelle SĂ©cession » de Munich. Puis il entreprend un voyage en Tunisie avec ses amis Macke et Louis Moilliet 1880-1962. En avril, avant dâembarquer Ă Marseille, i1 sĂ©journe Ă LâEstaque, dans lâintention de photographier le viaduc peint par CĂ©zanne et Braque, quâil admire. Lorsque la guerre Ă©clate, les artistes doivent trouver refuge dans les pays neutres pour continuer de peindre ou sâengager. Jawlensky et Kandinsky, de nationalitĂ© russe, doivent sâexiler. August Macke est tuĂ© sur le front de Champagne, le 26 septembre 1914, tout comme Franz Marc, lâami de toujours, le sera deux ans plus tard Ă Verdun. MobilisĂ©, Klee obtient, grĂące Ă son pĂšre, dâĂȘtre affectĂ© dans un rĂ©giment de rĂ©serve Ă Munich oĂč il peut encore exercer son art. En cette pĂ©riode, Ă©prouvĂ© par les Ă©vĂ©nements, ses sensations sont intenses et prĂšs des montagnes, notamment la Zugspitze, dans le massif du Wetterstein, la production de lâartiste se transforme, marquant un rĂ©el tournant stylistique. En 1917, il expose Ă la galerie Der Sturm de Berlin, et son travail remporte un grand succĂšs. On note que Klee a intĂ©grĂ© lâidĂ©e de rĂ©volution dans son art, ayant pris conscience que lâart moderne est un dĂ©fi jetĂ© Ă la culture bourgeoise, avec, pour emblĂšme, le triangle, une forme gĂ©omĂ©trique universelle, qui figure dans une aquarelle devenue cĂ©lĂšbre, Le Niesen, datĂ©e de 1915. 28Dans cette Ćuvre, lâimposante masse pyramidale du Niesen, culminant Ă 2 563 mĂštres, est reprĂ©sentĂ©e selon les prĂ©ceptes du maĂźtre dâAix, dans un style qui oscille entre le fauvisme et le cubisme triomphant. La montagne est traitĂ©e avec un lavis bleu azur, lui confĂ©rant une lĂ©gĂšretĂ© mĂ©taphysique, rĂ©sonnant avec les aplats bigarrĂ©s, lumineux des arbres, de forme orthogonale. 9 P. Klee, ThĂ©orie de lâart moderne, p. 11. 29Paul Klee, qui avait dit je suis Dieu9 », a rempli le ciel dâĂ©toiles scintillantes, cĂŽtoyant la lune et le soleil, pour crĂ©er une ambiance onirique. LâhĂ©ritage cubiste est bien prĂ©sent dans cette belle composition qui est un prĂ©lude aux chefs-dâĆuvre qui toucheront le public par leur sincĂ©ritĂ© expressive, comme Senecio, de 1922, ou ChĂąteau et soleil, de 1928. 10 P. BrullĂ©, Catalogue de lâexposition Frantisek Kupka, 2016. 30De son cĂŽtĂ©, le peintre tchĂšque Frantisek Kupka 1871-1957 tisse aussi un lien particulier avec la montagne. Dans une Ćuvre emblĂ©matique, MĂ©ditation, 1897 il sâest reprĂ©sentĂ© nu, agenouillĂ© devant un imposant paysage de montagne. Lâartiste se pose des questions cruciales pour lâĂ©volution de son art, quant Ă la rĂ©alitĂ© des choses et leur reprĂ©sentation. La montagne lui rĂ©vĂšle lâarticulation entre physique et mĂ©taphysique, entre phĂ©nomĂšne et noumĂšne, lâinterroge sur le sens de la vie. Kupka sâinstalle Ă Paris en 1896 et devient lâauteur dâune crĂ©ation picturale trĂšs originale. Il est le premier Ă affronter le public avec des Ćuvres non figuratives lors du salon dâautomne de 1912. Il crĂ©e une autre rĂ©alitĂ©, rejetant toute rĂ©fĂ©rence au monde sensible10. 31La rĂ©novation voulue par le maĂźtre dâAix permet aussi de donner un statut moderne Ă lâart des cubo-futuristes russes, thĂ©orisĂ©, en 1912, par le peintre du suprĂ©matisme, Kasimir Malevitch 1879-1935, qui conçoit le CarrĂ© blanc sur fond blanc, jugĂ© scandaleux, en 1918, puis, Ă celui des constructivistes rĂ©volutionnaires, tout debout contre lâordre ancien » 11 Marcade, Catalogue de lâexposition Le futurisme, 2008-2009, p. 59. Malevitch avait bien vu que le principe dynamique Ă©tait dĂ©jĂ prĂ©sent, Ă lâĂ©tat dâembryon, chez Paul CĂ©zanne et, Ă sa suite, dans les toiles cĂ©zannistes gĂ©omĂ©triques de Georges Braque ou de Pablo » 32Dans son manifeste Une gifle au goĂ»t du public, David Burliouk 1882-1967 avait rĂ©affirmĂ© que Paul CĂ©zanne, le gardien de la Sainte-Victoire, Ă©tait le pĂšre de toute lâavant-garde picturale, un mouvement de contestation international qui mena, aprĂšs la Grande Guerre, Ă lâanti-art. Dada, fruit de la rĂ©bellion systĂ©matique contre toute esthĂ©tique Ă©tablie, vit, lui aussi le jour prĂšs de pics majestueux, Ă Zurich, la capitale de la Suisse alĂ©manique. Lâart de lâabsurde, dâHugo Ball 1886-1927, Tristan Tzara 1896-1963, Richard Huelsenbeck 1892-1974 et Francis Picabia 1879-1953, dĂ©boucha sur le surrĂ©alisme, qui Ă©voluera sur les hautes terres de lâinconscient et de la folie, avant dâĂȘtre stoppĂ© net par le chaos de la Seconde Guerre mondiale. La montagne et lâart moderne 33La montagne, repĂšre-tĂ©moin de parcours crĂ©atifs exemplaires, peut ĂȘtre vue comme le fil reliant les Ćuvres dâartistes modernes, dâorigine et de cultures variĂ©es, Ă celles de Paul CĂ©zanne. Ceux-ci ont cherchĂ© Ă porter un nouveau regard sur la nature, lâopposant de façon aiguĂ« au nouveau monde industriel, asservissant et dĂ©gradant lâhomme. La montagne, vĂ©ritable concentrĂ© de nature, monde prĂ©servĂ© et intact, leur a fourni un refuge pour sâinterroger, en se donnant pour mission, Ă lâinstar du maĂźtre dâAix, dâinvestir le paysage, afin que celui-ci cesse dâĂȘtre un document gĂ©ographique, ou scientifique, pour devenir un exercice purement plastique et psychologique. Ce dernier considĂ©rait lâĆuvre comme un tĂ©moignage particulier, dâun moment dâintrospection et de rĂ©flexion du peintre face Ă la nature. Lâhomme, tout entier, devait se transformer pour apporter au tableau sa vraie substance, par un regard plus perçant et plus conscient, tant sur le monde, que sur lui-mĂȘme. Pour CĂ©zanne, la Sainte-Victoire Ă©tait lâun des moyens dây parvenir. Cette derniĂšre devint lâemblĂšme de la volontĂ© de lâartiste, debout contre lâordre Ă©tabli, de rĂ©nover lâart en profondeur. La montagne peut ainsi ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme le symbole de la rĂ©volte contre les diktats des acadĂ©mies qui a rassemblĂ© les plasticiens voulant puiser tant dans une idĂ©ologie vivante que dans un environnement Ă forte identitĂ©. 34Picasso et Matisse ont aussi cherchĂ© dans la nature des rĂ©ponses Ă des questions cruciales. Matisse, bien quâinstallĂ© prĂšs de la mer, Ă Collioure, sâest imprĂ©gnĂ© de la dimension mystique et sauvage des AlbĂšres, enserrant le port, pour Ă©laborer son langage fauve. De mĂȘme, la montagne, vĂ©ritable laboratoire de recherche Ă ciel ouvert, a incarnĂ© pour Picasso autant une volontĂ© crĂ©ative sans borne, quâune farouche opposition aux rĂšgles des Beaux-Arts. Lâimmersion de Picasso dans le milieu montagnard, de 1906 Ă 1914, de Gosol Ă CĂ©ret, le propulsa sur le devant de la scĂšne. Les sĂ©jours prĂšs de la montagne ont marquĂ©, de façon Ă©loquente, lâĂ©volution du style des deux artistes, rendant hommage, par une dĂ©marche forte, au bon dieu de tous les peintres ». En effet, plusieurs Ćuvres significatives de la modernitĂ© attestent que la montagne, entitĂ© puissante, Ă la fois physique et mĂ©taphysique, propice Ă une rĂ©flexion sur le sens et la nature du rĂ©el et de lâart, a constituĂ© le lieu privilĂ©giĂ© de la rĂ©sistance aux anciens prĂ©ceptes, et nourri une expression plus dynamique. Les artistes allemands et ceux dâEurope du Nord, trouvĂšrent aussi dans le milieu montagnard les conditions propices Ă la formulation dâun art qui ne sâattache plus Ă la rĂ©alitĂ© physique mais aux Ă©tats dâĂąme du crĂ©ateur. 35Selon Kirchner, les peintres ne devaient plus sâimposer de rĂšgles et lâinspiration devait couler librement afin de donner une expression immĂ©diate Ă leurs pressions psychologiques. La production de Kandinsky, rĂ©alisĂ©e Ă Murnau dĂšs 1909, affirmait un art dĂ©nuĂ© de sa fonction de reproduction du rĂ©el pour renforcer sa composante subjective jusquâĂ formuler une abstraction lyrique, issue dâun profond dĂ©sir spirituel quâil appelait la nĂ©cessitĂ© intĂ©rieure », et quâil tenait pour un principe essentiel de lâart. Paul Klee, prĂšs des monts Zugspitze dans les Alpes, aprĂšs des mois dâune longue maturation et dâune intense rĂ©flexion thĂ©orique au contact de la montagne, fondĂ©e sur son expĂ©rience et sur une dĂ©marche esthĂ©tique proche de celle des Delaunay, Ă©mit lui aussi de nouveaux principes sur la forme et la couleur, et exposa la premiĂšre thĂ©orie systĂ©matique des moyens picturaux purs, qui conduisit Ă une clarification exceptionnelle des possibilitĂ©s contenues dans les procĂ©dĂ©s abstraits. De tels procĂ©dĂ©s seront Ă©galement explorĂ©s par les cubo-futuristes russes et par le maĂźtre du suprĂ©matisme, MalĂ©vitch, enfin, par Kupka, dont la rĂ©flexion se calquait sur lâimage de la montagne, comme le montre lâĆuvre MĂ©ditation. 36Ainsi, tout comme on ne peut pas regarder la production de CĂ©zanne sans penser Ă sa relation avec la Provence et la Sainte-Victoire, on ne peut ignorer le rĂŽle jouĂ© par la montagne, selon un principe de filiation spirituel inĂ©dit, dans lâĂ©volution du sentiment esthĂ©tique de plusieurs figures majeures de lâart du xxe siĂšcle, qui mena Ă lâĂ©laboration de nouvelles thĂ©ories, et ouvrit la voie aux avant-gardes les plus audacieuses. cr82W. 173 402 20 378 65 80 22 156 494